Pendant qu’Haïti agonise dans un chaos institutionnel et une misère savamment entretenue, nos élites – celles qui défilent en 4×4 teintés et vivent dans un monde fait de luxe et de paillettes – continuent de jouer à cache-cache avec l’argent du peuple. Un jeu sordide où le butin est planqué dans des paradis fiscaux, condamnant notre avenir et celui de nos enfants. Les comptes bancaires au Panama, en Suisse, à Dubaï, ou aux îles-caïmans pullulent. Entre deux verres, nos aristocrates se partagent les bonnes adresses des banques “serviables”, celles qui ferment les yeux sur l’argent mal acquis. Chacun y va de sa propre combine pour ne pas se faire débusquer. Généralement, les biens sont enregistrés au nom de l’épouse et/ou des enfants pour passer entre les mailles du filet.
Sauf que dernièrement, le vent semble tourner. Certains pays, à l’image du Canada et de la France, serrent la vis contre ces voyous en costume-cravate. Des sanctions ciblées commencent à tomber contre des dirigeants qui se pensaient intouchables. Certains disent que ces opérations sont « symboliques » et pas assez puissantes pour inquiéter ceux qui continuent de prospérer à l’abri, dans le confort feutré des salons de Pétion-Ville. D’autres applaudissent cette initiative comme une première pierre vers une justice internationale qui traque les vampires postcoloniaux où qu’ils soient.
Faut-il aussi rappeler que cela fait des décennies que les rapports s’accumulent, que les noms circulent, que les preuves dorment dans des tiroirs ou sur des clés USB soigneusement égarées. Bien sûr. Ce que le Canada ou la France viennent de faire, ils auraient pu – ils auraient même dû – le faire en 2010, en 2016, en 2021. Mais à chaque fois, il y avait une élection, un séisme, un prétexte. Et disons-le franchement, les pays riches ne voyaient pas d’un mauvais œil ces investisseurs qui contribuaient à faire tourner leur économie, surtout en temps de crise. N’eût été la pression de la société civile et d’organisations internationales, nos dirigeants corrompus n’auraient certainement pas été inquiétés.
Mais pour le moment, les grands argentiers de notre malheur prennent leurs précautions, revoient leurs plans et se réorganisent. Les plus prudents investissent dans l’immobilier à Miami, là où aucun juge haïtien ne viendra les déranger (pour l’instant). D’autres jouent les philanthropes avec l’argent volé, en finançant une église par-ci, une école par-là. Et ça marche ! À croire que l’impunité est devenue une religion nationale. Elle a ses saints, ses martyrs… et ses sponsors.
Loin d’être des amateurs, nos dirigeants corrompus ont développé, au fil des années, tout un art pour détourner et camoufler l’argent. Par la force des choses, beaucoup sont devenus experts en montages financiers, n’ayant rien à envier aux cabinets d’avocats les plus en vogue. Ils maîtrisent le langage de la Banque mondiale, et peuvent vous expliquer, en ‘’bons patriotes’’, comment ils envisagent le développement d’Haïti… tout en planifiant la prochaine évasion fiscale.
Et pendant qu’ils planquent les millions volés à la douane, dans les contrats publics et les aides internationales détournées, les caisses de l’État, elles, sonnent creux. Le budget de l’éducation ? Évaporé. Le fonds pour la santé ? Disparu. Le carburant subventionné ? Revendu au marché noir. Le peuple ? Il survit, il s’adapte, il s’épuise.
Si seulement les villas et les voitures de luxe à Montréal ou à Boca Raton étaient saisies et revendues, pour financer des infrastructures, des écoles, des salaires décents pour les enseignants.
Ce n’est pas un rêve. C’est une décision politique. Il suffit de le vouloir. De sortir du ballet hypocrite des conférences sur la gouvernance et d’oser pointer du doigt ceux qui pillent avec leurs stylos. Car oui, les responsables ont des noms, des adresses, des comptes. Ils ne se cachent même plus. Ils paradent.
Et nous ? Nous continuons à supporter l’insupportable. Entre deux pénuries d’eau potable et trois enlèvements, on n’a même plus la force de s’indigner.
Alors oui, qu’on continue de sanctionner. Mais sérieusement. Avec méthode. Avec courage. Et surtout, avec un vrai agenda : récupérer ce qui a été volé, nommer les coupables, et empêcher que cela recommence. Car les sanctions sans poursuites judiciaires vont encourager les autres à continuer.
Le vrai scandale, ce n’est pas qu’Haïti soit pauvre. C’est que notre pays soit systématiquement vidé par ceux-là mêmes qui jurent le servir. Le vrai crime, ce n’est pas la misère, c’est le luxe insultant de ceux qui ont fabriqué cette misère en pillant sans honte ni peur.
Tant que les escrocs en veston-cravate continueront de jouir de leurs butins sous les tropiques ou dans les quartiers chics de Miami, il ne faudra pas s’étonner que le pays ne tienne que par miracle… ou par résignation.
Mais un jour – et ce jour viendra – le peuple demandera des comptes. Et ce jour-là, il ne suffira plus de brandir un passeport étranger pour fuir.
Stéphane Boudin