dans le paysage tumultueux d’Haïti, un nouveau fléau se répand à une vitesse alarmante : la combinaison mortelle du trafic d’armes et de drogues. Ce phénomène, autrefois limité à des pays connus pour leurs problématiques liées aux cartels, commence maintenant à arriver à nos portes. Pire, Haïti qui a longtemps perçu comme un simple point de transit pour les narcotrafiquants, se transforme progressivement en un marché de consommation, en particulier parmi une jeunesse désespérée cherchant à échapper à un quotidien oppressant.
Frontière poreuse, source de tous les trafics
Ce n’est un secret pour personne que notre pays est en proie à une crise sécuritaire et politique profonde. Sauf que depuis quelques années, Haïti fait face à un nouveau péril : ses frontières, qui sont de véritables passoires, sont devenues des autoroutes pour les trafiquants d’armes et de drogues. Cette situation catastrophique s’explique en grande partie par la corruption endémique qui mine l’administration des douanes, et ce à tous les niveaux. Des fonctionnaires corrompus aux agents des douanes, la collusion avec les réseaux criminels est devenue monnaie courante, alimentant ainsi un cycle vicieux de violence et d’insécurité.
Le trafic illicite à travers les frontières terrestres et maritimes d’Haïti représente un défi majeur pour la sécurité nationale, mais aussi régionale. Les ports haïtiens, en particulier celui de Port-au-Prince, sont devenus des points névralgiques pour l’entrée massive d’armes et de stupéfiants. L’absence de contrôles efficaces et de surveillance adéquate permet à des cargaisons entières d’entrer dans le pays sans inspection, offrant ainsi une voie libre aux narcotrafiquants et aux marchands d’armes. Cette situation est exacerbée par un système judiciaire défaillant et une force de police sous-équipée et sous-financée, laissant peu de place à l’application de la loi et à la lutte contre ces réseaux criminels.
Les conséquences de cette porosité frontalière sont multiples et désastreuses. D’une part, elle facilite l’entrée d’armes qui alimentent les gangs et les violences urbaines, aggravant ainsi l’insécurité qui règne dans les rues d’Haïti. D’autre part, le flux constant de drogues contribue à la déstabilisation sociale, notamment parmi les jeunes qui se tournent vers la consommation de stupéfiants bon marché, y trouvant là un moyen facile d’échapper à la réalité amère de leur quotidien.
Il est évident que la corruption au sein des institutions haïtiennes joue un rôle central dans cette dynamique. Les agents des douanes, souvent sous-payés et travaillant dans des conditions précaires, sont facilement corruptibles, rendant le système de contrôle frontalier inefficace. Cette corruption ne se limite pas aux niveaux inférieurs de l’administration ; elle s’étend jusqu’aux plus hauts échelons du gouvernement, où des fonctionnaires sont impliqués dans des affaires de pots-de-vin et de trafic d’influence. De temps en temps, lorsqu’il y a des mésententes sur le prix des pots-de-vin, c’est à ce moment-là que le trafic est ‘’divulgué’’ aux médias et aux Haïtiens. Mais cela reste très rare.
Face à ce panorama sombre, les efforts pour sécuriser les frontières d’Haïti semblent presque dérisoires. Les initiatives internationales et régionales pour renforcer la sécurité frontalière se heurtent à un mur de corruption et d’incompétence, rendant toute intervention externe limitée en efficacité. La République dominicaine, qui a récemment construit un mur soi-disant pour protéger son territoire, s’est rendu compte assez rapidement que cette solution est loin de donner les résultats escomptés.
Haïti, nouveau marché pour les trafiquants?
Haïti, longtemps considéré comme un simple pays de transit pour les trafiquants de drogue visant les marchés plus lucratifs des États-Unis et des DOM-TOM français, fait face à une réalité nouvelle et inquiétante. De plus en plus, notre pays devient non seulement un couloir pour le trafic de stupéfiants, mais aussi un marché pour la consommation de drogue bon marché, affectant gravement la santé mentale et physique de notre jeunesse.
Le changement de rôle d’Haïti dans le commerce de la drogue est particulièrement évident parmi les jeunes, qui se tournent vers des drogues artisanales pour échapper à un quotidien difficile et à un avenir incertain. Les drogues comme la cocaïne ou l’héroïne étant souvent hors de prix, nos jeunes trouvent refuge dans des substances facilement accessibles et abordables, mais qui restent extrêmement dangereuses. Parmi ces substances, le kérosène, qui au lieu de faire tourner les réacteurs des avions, est inhalé pour propulser le cerveau vers des réalités imaginaires. Ceux qui disposent de budgets limités préfèrent carburer à la gazoline conditionnée dans de petites bouteilles, offrant ainsi une échappatoire au format économique.
La drogue touche non seulement les jeunes désœuvrés, mais aussi ceux qui sont scolarisés. Dans les écoles haïtiennes, une hausse alarmante de la consommation de drogue a été signalée par plusieurs enquêtes d’organisations de protection de l’enfance. La drogue de référence reste souvent la marijuana, qui a l’avantage d’offrir un bon rapport qualité/prix. Mais ceux dont les finances ne peuvent se le permettre se rabattent sur des cocktails maison, comme le molifanta, du Fanta mélangé à des ‘’friandises’’, et qui offre un effet planant quasi instantané. Plusieurs arômes sont proposés, même si le molifanta à la menthe reste la saveur de référence. Pire, ces drogues sont souvent popularisées par des rappeurs, qui contribuent ainsi à détruire notre jeunesse plutôt que de l’aider à s’en sortir en l’encourageant à ne pas abandonner l’école.
Le plus préoccupant est l’âge de plus en plus jeune des consommateurs. Certains n’ont pas encore atteint l’âge de 10 ans et s’adonnent déjà à ces substances nocives. Difficile de leur imaginer un avenir radieux si aucune aide ne leur est proposée. Par ailleurs, les gangs, qui ont commencé à recruter des mineurs depuis quelques années déjà, n’hésitent pas à ‘doper’ ces enfants soldats avec différentes drogues pour leur donner du courage et les pousser à tuer sans remords. Ce lien de causalité entre la violence et la drogue ne fait aujourd’hui plus aucun doute.
L’inaction des pays ‘amis’ pourrait se retourner contre eux
Pendant des années, Haïti a été largement ignoré par les pays de la région en matière de lutte contre le trafic de drogues et d’armes. Cette négligence a transformé notre pays non seulement en un carrefour pour les narcotrafiquants, mais aussi en un marché de consommation pour des drogues de plus en plus dangereuses. Aujourd’hui, face à une crise qui s’aggrave, les nations voisines commencent à peine à réaliser l’ampleur du problème et l’urgence d’une action collective.
Récemment, un projet proposé par les États-Unis et le Kenya pour envoyer un contingent de policiers kényans en Haïti a été vu comme une tentative de soutenir la Police nationale haïtienne (PNH) dans sa lutte contre le crime organisé. Un projet sur lequel nous avions émis des doutes dans un précédent article. Or, la haute cour de justice du Kenya n’a pas tardé à nous donner raison, puisqu’elle vient de considérer illégal un tel déploiement. Une façon un peu maladroite du Kenya de sortir du bourbier dans lequel il s’est mis, laissant les Américains plus que jamais désespérés. Ce revers est symptomatique de l’hésitation et de la mauvaise planification des efforts internationaux pour aider Haïti, qui reste toujours isolé dans sa lutte contre le trafic de drogue et d’armes. Plutôt que d’interventions étrangères mal conçues, Haïti aurait besoin d’un soutien réel et concret. Ce soutien devrait inclure des ressources matérielles, logistiques et un appui politique pour renforcer les institutions locales, plutôt que de les supplanter.
Il est temps pour la communauté internationale de reconnaître que le soutien des dirigeants corrompus et l’ignorance des problèmes réels du pays ne font qu’aggraver la situation. Un changement de cap est nécessaire, où les Haïtiens sont soutenus dans leur choix de dirigeants responsables et transparents. Seule une approche respectueuse de la souveraineté d’Haïti et centrée sur le renforcement de ses capacités internes pourra apporter un changement durable et positif. La crise actuelle en Haïti est non seulement un appel à l’action pour le pays lui-même, mais aussi un avertissement pour la région sur les conséquences d’une négligence prolongée et d’une mauvaise gestion du cas haïtien.
Stéphane Boudin
Le Floridien, 31 janvier 2024