Si notre système politique connaît une crise structurelle majeure depuis de nombreuses années, Ariel Henry en représente le symptôme typique. Dans un pays qui aurait des institutions à peu près normales, l’actuel Premier ministre serait considéré comme une anomalie, voire une erreur de casting. En effet, Ariel Henry a accédé au pouvoir suprême sur le tard, suite à l’assassinat de l’ancien Président Jovenel Moïse. Depuis lors, il semble se plaire dans sa nouvelle fonction, ce qui l’a poussé à respecter une tradition bien ancrée chez nos dirigeants, celle de s’accrocher jusqu’au bout!
Chef de l’État en Haïti, un ‘métier’ instable
S’il y’a un dénominateur commun entre Ariel Henry et les autres Présidents haïtiens, c’est bien leur conception particulière du pouvoir. En effet, chacun y va de sa propre stratégie pour s’y maintenir aussi longtemps que possible. Jean-Claude Duvalier par exemple n’y est pas allé par 4 chemins, s’autoproclamant d’emblée ‘Président à vie’. Si ses successeurs n’ont pas osé reprendre ce titre devenu caricatural, dans les faits, ils font tout pour le perpétuer.
Heureusement, même en politique il y’a un Karma. Alors que nos dirigeants font tout pour s’accrocher au pouvoir, ironiquement, notre pays a connu une succession impressionnante de Présidents…provisoires.
Si on fait un simple décompte depuis les années 90, on en arrive facilement à une bonne demi-douzaine : Hérard Abraham (dont on salue la mémoire pour avoir été un des rares à quitter son poste volontairement), Ertha Pascal-Trouillot, Joseph Nérette, Émile Jonassaint (tous les deux non reconnus internationalement), Boniface Alexandre… et aujourd’hui, Ariel Henry, qui par ailleurs n’est pas véritablement Président de la République, puisque c’est son gouvernement qui est censé remplir cette fonction grâce à un bricolage constitutionnel et des tours de passe-passe dont seuls nos politiciens ont le secret. Et voilà donc comment on se retrouve en 2024 avec un dirigeant qui vient de nulle part et qui nous mène tout droit vers une nouvelle impasse.
La semaine dernière, des manifestations meurtrières se sont succédé pour exiger la démission d’un Ariel Henry de plus en plus controversé. Ce dernier s’était pourtant engagé à quitter le pouvoir le 7 février 2024. Promesse non tenue une fois de plus, ce qui a poussé le peuple à sortir dans les rues d’un pays au bord de l’implosion.
Ariel Henry ne se rappelle-t-il donc pas qu’il avait été nommé à la tête du gouvernement par le président Jovenel Moïse pour justement naviguer le pays hors de cette période de transition tumultueuse? En décembre 2022, il avait pourtant promis d’organiser des élections et de céder le pouvoir, une promesse qui s’est avérée être un mirage. Aujourd’hui, il argue que la tenue d’élections dépendrait de la résolution de la crise sécuritaire en Haïti. Encore une fois, chacun sa tactique pour s’accrocher, et Ariel Henry semble avoir trouvé la sienne.
Les observateurs de la scène politique haïtienne ne sont guère surpris par le maintien au pouvoir d’Henry, soulignant l’absence d’une alternative viable et l’état de désorganisation de l’opposition. Cette situation reflète une crise de leadership profonde dans un pays où l’insécurité et la violence des gangs rendent la tenue d’élections presque impossible. En 2023, cette insécurité a causé la mort de dizaines de milliers de personnes, et le déplacement de plus de 300 000, exacerbant une crise humanitaire déjà critique. Et Ariel Henry a prouvé qu’il n’était pas l’homme de la situation pour améliorer les choses. Si on est d’accord avec lui pour que des élections soient organisées dans un climat sécuritaire sain, on est aussi tous d’accord pour dire qu’il n’est pas la bonne personne pour ramener cette paix tant désirée dans notre pays.
Le résultat de l’incompétence conjuguée à l’entêtement d’Ariel Henry commence déjà à se faire sentir. Haïti, déjà étranglé par l’insécurité, a été le théâtre de nouvelles violences le jour où Henry devait démissionner. Cinq personnes ont été tuées par les forces de police dans le village de Laboule, près de Port-au-Prince, illustrant la brutalité avec laquelle les manifestations ont été réprimées. Les victimes, apparemment membres d’un corps de gardes forestiers, symbolisent la tension latente entre le gouvernement et divers groupes au sein de la société haïtienne qui préparent déjà l’après Ariel Henry.
Ariel Henry n’a jamais été apprécié par la population
Froid, apathique, mystérieux… voire un brin manipulateur, Ariel Henry ne projette pas une image vraiment positive depuis qu’il a pris le pouvoir. Et les nombreuses zones d’ombres qui planent sur son éventuelle implication, directe ou indirecte, dans l’assassinat de Jovenel Moïse ne plaident pas en sa faveur. Ariel Henry est ainsi devenu au fil des mois le symbole d’une crise de confiance généralisée envers un système politique jugé défaillant. Il est perçu par un grand nombre d’Haïtiens comme l’incarnation des maux qui rongent notre pays. Déjà, la manière dont Ariel Henry est arrivé au pouvoir a suscité des interrogations et des controverses. Nommé juste deux jours avant l’assassinat de Moïse, sa légitimité a été remise en question dès le début de son mandat. Alors que la stabilité politique est plus que fragile, la succession dans de telles conditions a exacerbé le sentiment d’incertitude et de suspicion parmi la population.
Pour ne pas arranger les choses, la gestion opaque et les scandales associés à son administration ont renforcé l’image d’un gouvernement déconnecté des besoins et des valeurs de son peuple. Pire, la polarisation politique et la division sociale en Haïti ont rendu encore plus difficile pour Ariel Henry de rallier un soutien populaire. Dans un contexte où la méfiance envers les élites politiques est répandue, les actions et les discours d’Henry ont souvent été interprétés à travers le prisme de ces divisions, limitant sa capacité à unifier le pays autour d’une vision commune.
Si c’est un homme de sciences, Ariel Henry n’est certainement pas un homme fait pour la politique, et encore moins pour diriger un pays. Sans le soutien international et de quelques hommes d’affaires qui profitent de sa position, Ariel Henry aurait été éjecté il y’a bien longtemps. On peut donc légitimement s’attendre, sauf surprise, à ce que l’actuel Premier ministre ne soit contraint d’abandonner sa couronne avant la fin de l’année.
Les successeurs potentiels se bousculent en coulisses
Comme on dit souvent, la nature a horreur du vide. Si des manifestations sont organisées actuellement pour éjecter le Premier ministre en exercice, c’est qu’il y’a probablement tout un groupe derrière qui attend patiemment son heure pour reprendre le flambeau. Ces dernières semaines par exemple, un nom revient avec insistance sur toutes les lèvres : Guy Philippe. Figure emblématique de l’insurrection de 2004, Guy Philippe appelle ouvertement à renverser Henry, surfant sur un mécontentement profond au sein de la population. Opportuniste, il a rejoint sa voix au reste de la classe politique et à des personnalités de premier plan comme Wyclef Jean pour donner plus de poids à son discours. Aujourd’hui, il accuse sans complexe Ariel Henry d’occuper de facto un poste qu’il s’est approprié au mépris de la Constitution.
Guy Philippe n’est pas le seul prétendant à être sur le starting-block. D’autres travaillent activement en coulisses pour avancer leurs pions, ou pour faire trébucher leurs adversaires potentiels. Ainsi, le timing du lancement d’un mandat d’arrêt contre Martine Moïse montre clairement une volonté d’empêcher l’ex-Première dame de se lancer elle aussi dans une hypothétique course à l’élection présidentielle. À la surprise générale, le juge Walther Voltaire a déclaré qu’il cherchait Mme Martine Moïse «pour être interrogée sur les faits de vol à main armée, tentative d’assassinat, assassinat, association de malfaiteurs, etc., au préjudice du président de la République ». Rappelons que lors de l’attaque contre son mari, Mme Martine Moïse avait elle-même été gravement blessée et évacuée vers la Floride, alors que ses enfants sont miraculeusement sortis indemnes de l’attaque. Ce qui est sûr, c’est que ce mandat illégal contre la veuve du président pour son implication présumée dans l’attaque ajoute une couche de complexité à une affaire déjà embrouillée. Cela confirme également que notre justice, loin d’être indépendante, est devenue un simple instrument aux mains des politiciens pour régler leurs comptes.
Face à cela, la résilience du peuple haïtien est mise à rude épreuve. Notre pays se trouve dorénavant à un carrefour critique, où la nécessité de solutions concrètes et d’un leadership responsable n’a jamais été aussi urgente. La situation actuelle appelle à une réflexion profonde sur la manière dont Haïti peut naviguer vers des eaux plus calmes, en s’attaquant non seulement à ses problèmes immédiats mais aussi en posant les bases d’un avenir plus stable et prospère.
L’avenir d’Haïti dépendra certainement de la capacité de ses dirigeants et de sa population à s’unir autour d’un projet commun de nation, de reconstruire les fondements d’une société juste et prospère, et d’ouvrir la voie à une ère de stabilité et de développement durable. Seul un effort collectif et inclusif pourra permettre à Haïti de surmonter les défis actuels et de se diriger vers un avenir meilleur.
Stéphane Boudin
Le Floridien, 15 février 2024