Deux ans se sont écoulés depuis l’assassinat de Jovenel Moïse, l’ex-président d’Haïti, mais la vérité sur ce crime reste insaisissable. Alors que des avancées émergent lentement, avec des arrestations et des aveux récents, l’enquête sur ce meurtre qui a secoué notre nation, continue de faire du surplace. Dans ce climat d’incertitude et d’attente, la communauté haïtienne, en Floride comme ailleurs, cherche des réponses à ce crime resté impuni.
Un commando bien entrainé face à des gardes ‘étrangement’ passifs
Le soir du 6 juillet 2021, une quiétude trompeuse enveloppait la résidence privée du président Jovenel Moïse à Pélerin, la banlieue huppée de Port-au-Prince. Vers 1 heure du matin, le silence de la nuit fut brisé par une irruption violente et méthodique. Un commando composé d’une vingtaine d’individus, armés et parlant en espagnol ainsi qu’en créole haïtien, a pénétré le périmètre sécurisé de la demeure présidentielle. Cette incursion, qui semblait préparée avec précision, a rapidement tourné au carnage.
Les assaillants, déguisés en agents de la Drug Enforcement Administration (DEA) des États-Unis, une tactique visant à semer la confusion et à faciliter leur approche, ont réussi à tromper la vigilance des gardes. Selon les rapports et les images de surveillance, ils avaient l’air déterminés et savaient ce qu’ils faisaient. L’attaque semble avoir été bien préparée à tous les niveaux, avec par exemple l’utilisation de véhicules sans marque pour éviter d’attirer l’attention. Une fois à l’intérieur, une série de détonations a retenti, résonnant à travers les collines environnantes et plongeant le quartier dans l’effroi.
Le président Moïse et son épouse, Martine Moïse, ont été pris pour cible dans leur chambre à coucher.
Le président a été abattu, pour ne pas dire exécuté, de douze balles, tandis que la première dame a été grièvement blessée, mais a miraculeusement survécu. Les enfants du couple, présents dans la résidence, ont réussi à se cacher et à échapper aux assassins.
Le forfait accompli, le groupe a fui la scène du crime, laissant derrière lui un chaos indescriptible et des questions lancinantes. Mais avant de partir, il a pris soin de prendre des documents compromettants, ainsi que quelques objets de valeur appartenant au couple présidentiel. Un butin que les mercenaires voulaient garder pour se rémunérer en nature. Les premières lueurs du jour ont révélé l’étendue du drame à une nation déjà accablée par des années de troubles politiques et de souffrances.
L’opération a été marquée par son audace et sa brutalité, mais aussi par un manque apparent de résistance des forces de sécurité présidentielles, ce qui a soulevé des suspicions immédiates de complicité interne. Le fait que les assassins aient pu s’introduire et sortir de la résidence avec une telle facilité a alimenté des théories sur l’existence de collaborateurs parmi le personnel de sécurité du président.
Dans les heures et les jours qui ont suivi, alors que Martine Moïse était transportée en urgence vers un hôpital de Miami pour y être soignée, la Police nationale d’Haïti, avec le soutien de la communauté internationale, a lancé une chasse à l’homme. Plusieurs mercenaires, principalement colombiens, et deux Américains d’origine haïtienne ont été rapidement arrêtés. Ils ont été présentés comme les exécutants matériels du meurtre, mais l’identité des commanditaires demeurait, et demeure encore aujourd’hui, une énigme.
À qui profite le crime?
Les mobiles suggérés pour cet assassinat vont de la politique intérieure complexe d’Haïti aux intérêts économiques obscurs, en passant par les liens supposés du président avec des réseaux de pouvoir dans le pays et à l’étranger. Dans l’arène politique haïtienne, Moïse était une figure clivante, avec des adversaires tant dans l’opposition que dans son propre camp. Certains suggèrent que son élimination aurait pu ouvrir la voie à un pouvoir rival, désireux de s’emparer des rênes du pays et de ses ressources. D’autres avancent que, dans le cadre de sa lutte contre la corruption, il aurait pu déranger des intérêts puissants au sein de l’élite économique haïtienne, qui voyait en sa présidence une menace à leurs activités lucratives. De son vivant, Jovenel Moïse appelait cette dangereuse nébuleuse ‘’le système’’. Une sorte de trou noir constitué de politiciens corrompus et d’hommes d’affaires véreux, et dont le seul but est de siphonner Haïti de toutes ses richesses.
Les intérêts économiques en jeu sont colossaux, et la présidence de Moïse était marquée par des projets de réforme agraire et des tentatives de renégociation des contrats pétroliers, des mouvements qui auraient pu indisposer des acteurs nationaux et internationaux. Sa politique visant à renforcer le contrôle de l’État sur les ressources clés et à s’attaquer au monopole de certaines entreprises a pu motiver un acte désespéré pour le faire taire.
Au-delà des frontières d’Haïti, les implications régionales de l’assassinat de Moïse ne sont pas à négliger. Haïti se situe dans une zone géopolitiquement stratégique, et la stabilité du pays est d’un intérêt majeur pour les puissances étrangères. Il n’est pas impossible que les services de renseignement de certains pays aient été au courant de ce qui se tramait, et qui ont, par leur silence, cautionné le crime perpétré le 6 juillet 2021. Malheureusement pour eux, le chaos engendré par la suite ne profite à personne, sauf peut-être les gans qui ont depuis prospéré et étendu leurs zones d’influence.
Parlant de gangs justement. Eux aussi sont sur la liste des suspects. En effet, et à l’instar de ses prédécesseurs, Jovenel Moïse semblait lui aussi avoir des ‘amitiés’ peu recommandables qui ont pu se retourner contre lui. Nous savons tous que beaucoup de nos politiciens gardent des liens, directs ou indirects, avec des milices armées sur lesquelles ils s’appuient pour renforcer leur pouvoir et terroriser le camp adverse. Cette prolifération de groupes armés liés aux politiciens explique en grande partie la facilité avec laquelle le nombre de gangs a explosé ces dernières années. Or, voyant qu’ils pouvaient s’affranchir de leurs tuteurs corrompus, les gangs auraient très bien pu organiser le raid meurtrier contre l’ancien Président, dernier obstacle à leurs yeux avant de pouvoir s’adonner à leurs activités criminelles : trafic de drogue, trafic d’armes, kidnapping, contrebandes, braquages, etc…
Enfin, il est également fort plausible que l’assassinat soit le résultat d’une lutte interne au sein du gouvernement haïtien. Les conflits entre Moïse et d’autres branches du pouvoir, notamment le Parlement et la Cour suprême, étaient notoires. Son désir de renforcer le pouvoir exécutif, en réformant la constitution, a pu susciter une opposition féroce de la part de ceux qui y voyaient une menace pour leur propre position et pouvoir.
Arrestation de Badio, le tournant dans l’enquête?
L’arrestation de Joseph Félix Badio pourrait marquer un tournant décisif dans l’enquête sur l’assassinat de Jovenel Moïse. En tant que suspect clé et prétendu architecte intellectuel de l’attaque, Badio détient sans doute des informations cruciales susceptibles de dévoiler les rouages et les complicités qui ont permis la réalisation de ce crime.
Sa connaissance des opérations internes, en tant qu’ancien cadre de l’unité de lutte contre la corruption et ses services rendus à d’autres institutions étatiques, pourrait éclairer des aspects obscurs du complot, y compris l’identification d’autres complices potentiels.
Sa proximité avec des figures politiques actuelles, soulignée par des communications la nuit du meurtre, notamment avec l’actuel Premier ministre Ariel Henry, soulève des questions sur le degré d’implication de l’appareil d’État haïtien. Cette arrestation offre une opportunité de comprendre les motivations derrière l’assassinat et de déterminer si des éléments au sein du gouvernement étaient au courant ou ont participé à l’organisation de l’attaque.
De plus, Badio pourrait révéler des détails cruciaux sur les commanditaires et les financements de l’opération, ce qui conduirait à une meilleure compréhension de la portée internationale de cette affaire. Son témoignage pourrait être la clé pour lier les divers fils conducteurs, y compris les arrestations antérieures aux États-Unis et les aveux de complicité déjà enregistrés, dans une trame plus large de conspiration et de corruption.
L’impact de son arrestation ne se limite pas seulement à la poursuite de la vérité; il a également une signification symbolique forte pour le peuple haïtien. Cela signifie que, malgré les obstacles et les retards, la justice peut encore progresser et que les auteurs de crimes graves peuvent être tenus responsables. Pour une nation fatiguée par l’impunité, c’est un signe que la loi peut prévaloir. Encore faut-il que les juges puissent faire leur travail correctement et en toute indépendance, ce qui est loin d’être évident pour le moment.
Certes, l’arrestation de Badio a le potentiel d’envoyer un message puissant aux acteurs criminels au sein et en dehors d’Haïti, affirmant que de telles atrocités ne sont pas au-dessus des lois et que la communauté internationale est engagée dans la lutte contre l’injustice. Alors que la population attend avec impatience des développements supplémentaires, l’impact de cette arrestation résonne bien au-delà des frontières haïtiennes, soulignant l’importance d’une collaboration transnationale dans la lutte contre les crimes politiques. Si la communauté internationale rechigne à intervenir en Haïti pour stopper les violences, qu’elle aide au moins notre pays à faire toute la lumière sur un crime odieux qui a plongé ses institutions dans le chaos total.
Stéphane Boudin
Le Floridien, 31 octobre 2023