Par Stéphane Boudin
Chassez Ariel Henry aujourd’hui, et vous en aurez d’autres qui viendront prendre sa place, sous un autre nom, mais avec exactement la même philosophie sur la manière d’exercer le pouvoir : j’y suis, j’y reste! Si Haïti est une République sur le papier, dans les faits, nos dirigeants essaient de gérer notre pays comme une monarchie, avec plus ou moins de succès, la palme de la longévité étant encore détenue par la dynastie Duvalier qui a régné pendant presque 3 décennies.
Mais nous vivons une époque où tout va très vite. Tout va à la vitesse de la fibre optique, et donc de la lumière. Fini les singles à rallonge de l’époque de l’Orchestre Tropicana ou de Tabou Combo. Aujourd’hui, un hit musical de plus de 4 minutes est déjà considéré comme trop long. Idem pour les vidéos. Les jeunes d’aujourd’hui n’arrivent même plus à finir un film jusqu’à la fin. La faute à Tik Tok et consœur qui ont instauré 30 secondes comme la nouvelle norme de visionnage. Autant dire qu’un long métrage de 3 h est considéré aujourd’hui comme de la torture psychologique.
Mais revenons à nos brebis, ou plutôt à nos loups qui font de la politique. Ils savent qu’une fois au pouvoir, leur durée de vie est limitée. Comment pourrait-il en être autrement. Dès qu’il atteint le pouvoir, le dirigeant haïtien doit s’attendre à recevoir des coups de toutes parts : Sénat, Justice, opposition, gangs, milices, militaires, mercenaires… Et même si cela ne suffisait pas, les coups peuvent aussi venir de l’extérieur, puisque les grandes puissances, États-Unis en tête, estiment qu’elles ont un droit de regard sur nos affaires intérieures, même si leurs discours officiels veulent nous faire croire le contraire.
Face à toutes ces pressions, émanant à la fois de l’intérieur et de l’extérieur du pays, le dirigeant haïtien a bâti des réflexes naturels, notamment celui de s’accrocher au pouvoir aussi longtemps que possible. Mais avec le temps, le réflexe est devenu un talent, un art que nous envient les Présidents du monde entier. Prenez l’exemple de Joe Biden. Il a bien essayé de nous imiter, mais il a lamentablement échoué à l’exercice. Il aurait dû solliciter l’avis d’un Ariel Henry qui lui aurait certainement prodigué de précieux conseils. Qu’à cela ne tienne, la préoccupation des Haïtiens, ce n’est ni Biden, ni Ariel Henry, mais bien Garry Conille, notre tout nouveau Premier ministre, qui combine également la fonction de ministre de l’Intérieur et des collectivités territoriales.
Qu’a fait donc ce sacré Conille pour inquiéter autant les Haïtiens, alors qu’il n’a même pas eu le temps de chauffer son fauteuil de Premier ministre et Chef de l’État par défaut. Pour répondre à cette question, il faut regarder attentivement l’entrevue accordée par Mr Conille à la BBC. Un entretien tout ce qu’il y a de plus banal, qu’un téléspectateur britannique ou français regarderait sans y prêter d’attention particulière. Le téléspectateur haïtien, en revanche, avec son instinct affûté et son flair légendaire, a immédiatement capté non seulement ce que Mr Conille a exprimé, mais surtout ce qu’il a soigneusement laissé sous-entendre!
À la question de savoir quand et comment allaient être organisées les prochaines élections législatives et présidentielles, Mr Conille a répondu avec un petit tour de magie verbal, lâchant, sans crier gare, que l’organisation des élections ‘’sera vraiment difficile’’ vu le contexte sécuritaire actuel. Une fois décrypté, le signe devient aussi clair qu’une lune pleine : Conille prépare déjà le terrain pour allonger son séjour à la primature. Ni plus ni moins.
Mr Conille n’est pas là pour casser, mais pour construire le pays. Il n’est pas là pour démoraliser, mais pour encourager les Haïtiens. Il n’est pas là pour ralentir, mais pour accélérer la transition démocratique. Tout le monde sait que c’est difficile. Tout le monde sait ce que nous vivons et nous endurons depuis des années. Nous n’avons donc pas besoin de Mr Conille pour venir nous le rappeler. La difficulté, la souffrance, l’épreuve… nous savons tout ça. Nous avons besoin justement de quelqu’un pour nous donner une feuille de route, un plan de sortie, une lueur d’espoir au bout du tunnel. Pas pour nous dire que ce sera vraiment difficile. Si Conille a voulu jouer la carte de l’honnêteté, ce n’était certainement pas le bon moment pour le faire.
Nous, Haïtiens, nous savons lire entre les lignes comme personne d’autre. En écoutant Mr Conille s’exprimer, on a immédiatement senti l’odeur du roussi surgir. Quand il évoque le “contexte sécuritaire”, pour nous, cela équivaut à un prétexte en or pour repousser les élections. Il aurait tout aussi bien pu dire que des élections auront lieu le jour où les poules auront des dents. En clair, si notre bon Garry Conille est novice en tant que Premier ministre, il a vite appris à manier l’art subtil de la politique haïtienne : dire une chose, tout en pensant exactement le contraire, ou faire durer les choses pour rester plus longtemps au pouvoir.
Les Haïtiens ne sont pas dupes. Ils savent que cette petite phrase anodine est en réalité le début d’une longue saga politique où les mandats s’étirent comme un morceau de caoutchouc bien usé. Les chiens aboient, et la caravane du spectacle politique haïtien continue sa route.
Dans les pays où la démocratie est bien établie comme au Royaume-Uni, quand le gouvernement est en difficulté, les bookmakers ouvrent les paris sur les dates des prochaines élections. En Haïti, c’est plutôt sur les dates du prochain report. On en est là.