Coupable en Haïti, victime aux États-Unis : le paradoxe de Martine Moïse

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Par Stéphane Boudin

Dernièrement, une décision judiciaire est passée presque inaperçue dans les médias. Un juge de Floride a en effet octroyé à Martine Moïse, veuve de l’ancien président haïtien Jovenel Moïse, une compensation de près de 6 millions de dollars suite à l’attaque dont elle a été victime avec son mari, feu Jovenel Moïse, sauvagement tué le 7 juillet 2021 par une équipe de mercenaires recrutés à l’étranger par des commanditaires encore inconnus à ce jour. L’ex-Première dame, elle, a miraculeusement survécu à l’attaque, malgré les graves blessures qu’elle a subies. N’eût été l’évacuation sanitaire rapide dont elle a bénéficié vers la Floride en avion privé, ses chances de survie auraient été extrêmement minces.

Et c’est justement pour compenser les coûts de rapatriement et d’hospitalisation considérables au Jackson Memorial Hospital que le juge a accordé une indemnisation à Mme Martine Moïse. Et celle-ci est conséquente puisqu’elle monte à pas moins de 5 305 387 dollars pour ses frais médicaux, de voyage et de sécurité. Les procureurs et les avocats de la défense ont pu parvenir à un accord de restitution sans que Martine Moïse ait à témoigner devant le tribunal, évitant à la principale intéressée un procès pénible et potentiellement traumatisant pour Martine. Le fils aîné, Joverlein Moïse, a également reçu une somme significative en dommages et intérêts, bien qu’elle soit moindre que celle de sa mère. Si le montant n’a pas été dévoilé officiellement, des sources indiquent que le fils du défunt Président, qui réside actuellement au Canada, aurait été indemnisé à hauteur de 865 396 dollars.

La décision du juge fédéral de Miami, Jose Martinez, a été prononcée suite à des négociations longues et ardues entre les procureurs fédéraux et les avocats de la défense, dans un contexte pour le moins paradoxal. Car,si la justice américaine considère Martine Moïse comme une “victime” de l’assassinat de son époux, les autorités judiciaires haïtiennes elles, pensent que l’ancienne Première Dame a joué un rôle dans le complot visant à éliminer son mari, et où elle-même a failli y laisser sa vie.

Sans apporter de preuves, la justice haïtienne pense donc que Martine Moïse ainsi que quelques cadors politiques de l’époque comme Claude Joseph ont quelque chose à se reprocher. Des accusations que les principaux intéressés qualifient de “sans fondement” et de “politiquement motivées”, à juste titre. Comment une femme grièvement blessée lors de l’attaque pourrait-elle être soupçonnée d’en être l’instigatrice ? Cette accusation semble aller à l’encontre de toute logique et remet en cause les fondements même de l’enquête menée par les autorités haïtiennes. Pire, des personnes qui sont dignes d’intérêt pour l’enquête n’ont jamais été inquiétées par la justice, malgré de nombreux faisceaux d’indices assez troublants. Et même lorsque c’est le cas, comme le jour où un chef de parquet a eu le ‘’malheur’’ de demander au juge chargé de l’enquête d’inculper l’ex-Premier ministre Ariel Henry, ce dernier, qui détenait le pouvoir à l’époque, n’a pas hésité à limoger le procureur. Et ceux qui demandent où est passée l’indépendance de la justice n’ont qu’à repasser. Ailleurs, les juges rendent la justice. En Haïti, ils la reçoivent… des hommes politiques.

Les jugements américains et haïtiens mettent en lumière la disparité, pour ne pas dire le fossé abyssal, qui existe entre les deux pays dans le domaine judiciaire. Tandis que la justice américaine procède avec rigueur et transparence, cherchant à indemniser les victimes de manière équitable, le système judiciaire haïtien est quasi systématiquement influencé par des considérations politiques et des intérêts personnels. Vous avez l’argent, le pouvoir et les contacts qu’il faut, vous serez innocenté d’office! Vous êtes pauvre, sans soutien ou moins puissant que votre adversaire, alors vous êtes coupable jusqu’à preuve du contraire.

Si une mer nous sépare physiquement des États-Unis au sens propre, c’est un véritable océan de différences qui nous éloigne sur le plan juridique et procédural. Le cas de Martine Moïse a eu le mérite de mettre en lumière l’immense chantier qui attend notre système judiciaire, et auquel doit s’atteler au plus vite le prochain gouvernement s’il désire rétablir un État de droit dans notre pays.

Il n’y a aucun mal à ce que les juges haïtiens s’inspirent de leurs homologues américains, qui dans le cas de Martine Moïse, ont soigneusement examiné les preuves et les circonstances de l’affaire, aboutissant à la conclusion que Martine Moïse est une victime méritant réparation, là où le système judiciaire haïtien, miné par l’instabilité politique chronique et les ingérences extérieures, semble avoir cédé à des pressions indues.

Cette divergence met aussi en évidence les défis considérables auxquels est confrontée notre justice, souvent critiquée pour son manque d’indépendance et son inefficacité. Les ingérences politiques, les conflits d’intérêts et la corruption endémique sapent la crédibilité des enquêtes et des décisions judiciaires, alimentant un sentiment de méfiance généralisé au sein de la population.

Le système judiciaire américain, bien que loin d’être parfait, a le mérite de bénéficier d’une tradition juridique ancrée dans le respect de l’État de droit et de l’indépendance de la justice. Les procédures judiciaires rigoureuses, les contre-pouvoirs efficaces et la transparence relative des processus contribuent à renforcer la confiance des citoyens dans l’appareil judiciaire. Il n’y a qu’à voir les ennuis judiciaires que traverse Trump en ce moment pour comprendre qu’aux États-Unis, personne n’est au-dessus de la loi. Que vous soyez Président du pays le plus puissant au monde, Président du Fonds monétaire international ou l’homme le plus riche des États-Unis, si vous êtes hors la loi, vous serez jugé comme n’importe quel citoyen ordinaire.

Il n’y pas a de secret. Pour restaurer l’État de droit dans notre pays, la lutte contre la corruption et le renforcement de l’indépendance de la justice sont des préalables indispensables. Tant que ces réformes ne seront pas mises en œuvre, rien ne changera. Qu’on se le dise, si aujourd’hui aux États-Unis, la justice est représentée par une balance symbolisant l’équité et l’impartialité, en Haïti, la représentation la plus fidèle serait une marionnette manipulée par les politiciens.

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