Jacmel, Haïti — 3,8 millions de dollars, c’est le chiffre qui fait grincer des dents en Haïti depuis quelques jours. Une somme colossale, déboursée en un claquement de doigts pour rénover la ville de Jacmel afin d’accueillir en grande pompe le président colombien Gustavo Petro. Une visite éclair de seulement quatre heures, qui au final, va coûter assez cher au contribuable haïtien. Pour mieux visualiser l’absurde de la situation, cela revient à débourser près d’un million de dollars par heure. La dépense interroge autant qu’elle choque. Le gouvernement avait-il vraiment besoin de jeter ainsi l’argent par les fenêtres alors que la population arrive à peine à survivre ? Ce luxe indécent dans un pays au bord du gouffre montre au monde entier la face cachée de nos élites politiques, et qui sont les premières responsables du délabrement généralisé dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui.
Alors que la violence des gangs transforme Port-au-Prince en un champ de ruines, que les hôpitaux ferment faute de moyens, que les enseignants attendent leur salaire depuis des mois, le gouvernement trouve miraculeusement des fonds pour repeindre la mairie, prolonger une piste d’atterrissage et poser un tapis rouge à Jacmel. Il fallait sans doute éblouir le président Petro, montrer un vernis de prospérité à un chef d’État dont le pays n’est pourtant pas un modèle de stabilité, et encore moins un allié de premier plan.
Selon Alfred Métellus, ministre haïtien de l’Économie et des Finances, ces dépenses sont un investissement. L’extension de la piste d’atterrissage permettrait à Jacmel de s’ouvrir à l’international, d’attirer des touristes et de relancer l’économie locale. Une vision optimiste que ne partagent pas les habitants qui parlent de mascarade.
Des rues pavées à la hâte, des lampadaires qui s’allument pour la première fois en cinq ans, un parc nettoyé pour impressionner le visiteur… Puis quoi ? Demain, Jacmel replongera dans l’obscurité, la désolation, comme si de rien n’était. C’est du “show-business” politique, résume Wood-Jerry Gabriel, un journaliste de la place. Il faut dire qu’avec une telle ardoise, même le plus blasé des observateurs reste pantois.
Mais au fait, que venait faire le Président colombien chez nous ? Officiellement, la visite de Gustavo Petro s’inscrit dans une tentative diplomatique du gouvernement haïtien d’établir de nouvelles alliances, notamment en matière d’agriculture et de sécurité. Le président colombien, lui, en a profité pour présenter ses excuses aux Haïtiens pour le rôle de mercenaires colombiens dans l’assassinat de l’ancien président Jovenel Moïse. Une main tendue qui aurait pu avoir un certain poids si elle n’avait pas été noyée dans le faste inutile d’une visite protocolaire, avec un dédain manifeste pour la population.
Pendant que nos dirigeants dînaient dans un hôtel luxueux, Port-au-Prince, délaissée, continuait de suffoquer sous le joug des gangs. Le peuple crie famine, mais l’État, lui, trouve toujours les fonds pour soigner son image, malgré le contexte explosif dans lequel nous évoluons.
Voilà donc une nouvelle occasion manquée par le nouveau gouvernement pour se réconcilier avec le peuple haïtien. Les infrastructures de Jacmel ont besoin d’une réhabilitation, c’est une évidence. Mais pourquoi cet élan soudain d’efforts et de financements pour une visite diplomatique alors que les besoins urgents du pays sont ignorés depuis des années ? Pourquoi le gouvernement ne met-il pas la même énergie à reconstruire Port-au-Prince, à restaurer la sécurité, à payer ses enseignants et ses médecins ?
Notre cher ministre de l’Économie, toujours lui, veut nous faire croire que cette visite est un premier pas vers un renouveau économique. Mais personne n’est dupe : les investissements réalisés en urgence pour la visite de Petro ne sont pas un programme de développement, ils sont une opération de communication politique. Le gouvernement montre qu’il peut agir vite, mais seulement quand cela l’arrange. La démesure du déploiement logistique, le luxe ostentatoire et le timing désastreux ne pouvaient que susciter la révolte. Il y a comme un mépris évident dans ce grand cirque politique, où l’on s’empresse de cacher la poussière sous le tapis en oubliant que la maison tout entière menace de s’effondrer.
L’indignation a bien entendu été relayée par les réseaux sociaux qui se sont vite embrasés. Car oui, aucune explication ne peut justifier une telle dépense quand le pays est en crise humanitaire. Cette somme aurait pu servir à financer des centres de santé, à réinstaller des déplacés, à renforcer la police. Mais non, le choix a été fait de peindre des murs et de prolonger une piste pour impressionner un dignitaire étranger.
Cette affaire révèle une fois de plus le gouffre abyssal entre les dirigeants haïtiens et la réalité de leur peuple. Loin de s’atteler aux problèmes systémiques du pays, ils préfèrent orchestrer de grandes mises en scène pour donner l’illusion d’une nation fonctionnelle. Mais l’illusion ne trompe plus personne. Cette visite ne laisse qu’un goût amer d’argent gaspillé et de priorités détournées. Pendant que l’État se pavane, Haïti saigne. Et l’avenir de notre pays, lui, continue de s’assombrir.
Stéphane Boudin