Il va sans dire que le tableau de la situation sécuritaire en Haïti est particulièrement sombre en ce moment. Notre pays lutte depuis des années contre une vague de violence sans précédent alimentée par des gangs qui terrorisent et tuent une population totalement démunie. Du délabrement avancé des forces de police à l’indifférence de la communauté internationale en passant par la démission générale des responsables politiques, Haïti fait face à des obstacles gigantesques. Dans ce contexte, une proposition de collaboration sécuritaire provenant d’un pays africain, le Kenya pour ne pas le nommer, a suscité beaucoup d’espoir. Le projet était de déployer mille policiers formés et expérimentés pour épauler les forces de l’ordre haïtiennes dans leurs missions. Si sur le papier cette proposition semble salutaire, elle soulève une pléthore de questions et de controverses.
Cette implication aussi soudaine qu’inattendue du Kenya dans les affaires haïtiennes est surprenante, étant donné l’absence de liens historiques ou politiques significatifs entre les deux nations. Beaucoup d’Haïtiens ne savent même pas où placer le Kenya sur une carte et connaissent peu de choses de ce pays lointain. Et vis versa. Le plan kenyan ouvre la porte à des spéculations sur un possible marché de coulisses orchestré par les États-Unis pour pousser le pays de Kenyatta à prendre la tête d’une force multinationale, étant donné que les autres nations ne se bousculent pas pour jouer ce rôle jugé trop risqué et périlleux. Une question cruciale émerge alors : quel serait le marché conclu entre ce pays africain et les États-Unis pour justifier une telle intervention?
Ce questionnement sur l’intervention du Kenya soulève également des préoccupations sur la complexité du paysage sécuritaire haïtien, et donc sur les chances de réussite d’une telle intervention. Car oui, après mise au point, le Kenya a finalement douché de nombreux espoirs en indiquant que son intervention se limiterait à assurer la protection d’infrastructures stratégiques telles que les aéroports, les ports, etc… Or, il se trouve que notre pays est caractérisé par des zones gangrenées par des groupes armés, ce qui rend le passage vers ces infrastructures stratégiques à la fois dangereux et complexe. Dans le contexte haïtien, le déploiement de forces étrangères devrait être minutieusement planifié pour éviter tout accroc. Par ailleurs, la police locale, déjà confrontée à une myriade de défis, serait-elle capable de gérer une telle opération de grande envergure?
L’intervention étrangère soulève aussi la question de la légitimité du gouvernement haïtien, surtout lorsque l’on sait à quel point la confiance envers les institutions publiques est largement érodée par une corruption omniprésente et une structure gouvernementale manquant de stabilité. Dans un tel environnement, comment pourrait-on espérer que l’intervention étrangère soit réussie et accueillie favorablement par la population locale?
S’ajoute à ce scénario déjà compliqué, l’émergence récente de groupes d’auto-défense. Ces groupes formés de manière désespérée par la population tentent de combler le vide laissé par la police nationale (PNH), ce qui est un indicateur clair du dysfonctionnement du système de sécurité du pays. Ce phénomène ajoute une couche supplémentaire de complexité à tout projet de réforme sécuritaire et exige une réponse bien plus structurée et réfléchie que le simple déploiement de forces étrangères.
L’autre enjeu majeur à ne pas négliger est le respect des droits de l’homme. En effet, tout projet d’intervention étrangère en Haïti doit considérer avec le plus grand sérieux le respect du droit des Haïtiens. Il ne suffit pas de déployer des forces de sécurité étrangères et d’espérer le meilleur. Des garanties claires contre l’usage excessif de la force et les divers abus doivent être établies en amont. L’histoire nous donne des leçons à ce sujet. On se souvient tous du passage des troupes brésiliennes dans le cadre de l’ONU, et qui ont été par la suite soupçonnées de crimes sexuels, laissant une population méfiante et traumatisée, ainsi que des bébés non reconnus par leurs géniteurs. Les Haïtiens gardent également un mauvais souvenir du contingent népalais qui a été probablement à l’origine de l’épidémie de choléra qui a tué des milliers de citoyens, à un moment où nos infrastructures sanitaires avaient été durement touchées par le séisme de 2010. Ces expériences passées illustrent que toute intervention peut avoir des conséquences imprévues et souvent dévastatrices, surtout si elle n’est pas correctement planifiée et contrôlée. C’est pourquoi tout accord pour le déploiement de forces étrangères doit être encadré par des règles rigoureuses pour garantir le respect des droits humains et la dignité de la population locale.
La situation en Haïti nécessite donc une réponse globale et respectueuse des spécificités locales. Une intervention étrangère, surtout provenant d’un pays sans liens historiques ou politiques, doit être envisagée avec une extrême prudence. Le pays a besoin de plus qu’une solution superficielle et il est grand temps que la communauté internationale prenne ses responsabilités. Quant à la solution kenyane, nul doute qu’elle ne fera pas long feu étant donné que la décision semble avoir été prise à la hâte, sans réflexion ni étude préalable pour aider notre pays à sortir d’une crise profonde qui n’a que trop duré.
Stéphane Boudin