Nous voilà donc entrés dans le vif du sujet. Une fois que le Kenya a fini d’afficher sa ‘solidarité’ avec Haïti en se proposant de prendre la tête d’une force d’intervention policière pour venir en aide à la première république noire du Nouveau Monde, place maintenant aux affaires. Car oui, dans ce bas monde, rien n’est gratuit. Si le Kenya se donne la peine d’envoyer ses courageux policiers vers un pays instable comme Haïti, cela se paie. Et au prix fort s’il vous plait!
Le Kenya, dans une démarche audacieuse et quelque peu surprenante, a en effet annoncé son intention d’intervenir en Haïti contre rémunération. À une époque où plus rien n’est offert sans contrepartie, cette annonce s’est accompagnée d’un coût astronomique : 600 millions de dollars. Une somme vertigineuse, surtout pour un pays comme le nôtre, déjà aux prises avec des défis économiques et sociaux majeurs. Certes, ce n’est pas notre pays qui va payer un tel montant, mais les grandes puissances, en premier lieu les États-Unis, qui ont poussé le Kenya à sauter le pas qu’eux-mêmes n’ont pas osé franchir. Mais reste qu’il s’agit là d’un montant conséquent qui interroge.
Notre but ici n’a pas pour objectif de remettre en question la générosité ou les intentions du Kenya, mais plutôt d’interroger sur la pertinence de cette intervention pour nous, Haïtiens. Notre communauté en Floride, qui demeure vigilante et engagée envers les affaires d’Haïti, ne semble pas très enthousiaste ni convaincue par cette alternative kényane, pour différentes raisons que nous avons déjà évoquées dans ce journal.
C’est vrai aussi que nous ne pouvons nous empêcher de nous demander si ces 600 millions de dollars ne seraient pas plus judicieusement investis dans le renforcement de nos propres forces de l’ordre et de notre armée. Face à l’ampleur du crime organisé qui mine notre société, la priorité ne devrait-elle pas être donnée à l’équipement et à la formation de ceux qui sont déjà dévoués à la protection et à la sécurité de nos concitoyens ?
Il est essentiel de rappeler ici que la confiance et la stabilité d’un pays s’enracinent dans sa capacité à assurer sa propre sécurité. Dépendre d’une intervention extérieure, aussi bien intentionnée soit-elle, n’est-ce pas admettre une certaine impuissance ? N’est-ce pas renoncer, en quelque sorte, à notre souveraineté ?
Certains pourraient arguer que la situation sécuritaire en Haïti est si précaire qu’elle nécessite une intervention internationale. Cependant, nous devons nous demander si l’implication d’une force étrangère, pilotée par une nation qui, bien que respectée, ne possède pas une connaissance intime de nos défis et de notre culture, est la solution la plus adaptée.
Nous appelons donc à une réflexion approfondie sur l’opportunité et l’efficacité de cette intervention du Kenya. N’est-il pas temps de privilégier des solutions durables, élaborées et mises en œuvre par des Haïtiens, pour des Haïtiens ? Des solutions qui s’enracinent dans la compréhension profonde de nos réalités, de nos besoins et de nos aspirations ?
Le chemin vers la stabilité et la prospérité d’Haïti est long et semé d’embûches, mais c’est un chemin que nous devons parcourir ensemble, en tant que nation. Investir dans nos forces locales, renforcer nos institutions, promouvoir l’éducation et l’autonomie sont des éléments essentiels pour bâtir un avenir où la sécurité et la prospérité ne sont pas des rêves lointains, mais une réalité tangible.
Comprendre les implications de l’intervention kényane en Haïti nécessite de regarder au-delà de notre propre situation et d’examiner les précédents historiques. Les interventions internationales, bien qu’elles puissent parfois apporter un soutien temporaire, ont souvent montré leurs limites, voire leurs échecs, dans d’autres contextes similaires.
Prenons l’exemple de l’Afghanistan, où après des années d’intervention militaire étrangère, le pays a plongé dans un chaos plus profond une fois les forces internationales retirées. Les structures de sécurité nationale, bien que soutenues et formées par des forces étrangères, se sont effondrées, laissant le pays dans une instabilité accrue. Cela illustre clairement qu’une intervention extérieure ne garantit pas une solution durable aux problèmes internes d’un pays.
L’histoire de la Somalie est également instructive. Les interventions étrangères n’ont pas réussi à restaurer la paix ou à instaurer un gouvernement stable et ont plutôt souvent exacerbé les tensions existantes, mettant en lumière le risque de dépendance à l’égard de l’aide extérieure et la difficulté de construire une stabilité interne durable en s’appuyant sur des forces qui ne comprennent pas toujours les nuances et les dynamiques locales.
Dans le cas d’Haïti, il est primordial de se demander si l’intervention du Kenya ne risque pas de suivre une trajectoire similaire. Les interventions étrangères peuvent parfois masquer les symptômes d’une crise bien plus profonde si on ne prend pas la peine de traiter ses véritables causes. Si les interventions extérieures peuvent offrir une solution rapide et visible, sans un engagement durable pour renforcer les capacités internes du pays visé, ces interventions ne feront que retarder l’inévitable.
Il est donc crucial pour Haïti de concentrer ses efforts sur le renforcement de ses propres institutions, plutôt que de dépendre d’une aide extérieure qui pourrait, à terme, s’avérer contre-productive. Cela implique d’investir dans la formation et l’équipement de nos forces de l’ordre, de promouvoir l’éducation, la bonne gouvernance et le développement économique. Ce n’est qu’en renforçant nos propres capacités que nous pourrons assurer un avenir stable et prospère pour Haïti, un avenir bâti sur nos propres fondations et non sur des solutions temporaires proposées par des acteurs extérieurs.
Stéphane Boudin