Les enfants de la génération perdue

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La jeunesse haïtienne est prisonnière d’un passé sombre et d’un futur sans lendemain. Depuis 10 ans, elle a l’impression qu’on ne s’occupe pas vraiment d’elle. On a envie de lui dire que plus qu’une simple impression, c’est malheureusement la triste réalité. La succession de crises politiques, ponctuées par son lot de catastrophes naturelles et de drames humains, ne permet pas de dresser un tableau reluisant. Les jeunes haïtiens ont perdu la foi dans leur pays. Beaucoup ne voient pas d’issue à leur situation précaire et ne pensent qu’à partir. Il n’y a rien de plus affligeant et frustrant que de regarder impuissament un pays rejeter ses propres enfants.

Le séisme de 2010, le drame de toute une vie

S’il y’a un événement qui aura marqué, pour ne pas dire traumatisé la jeunesse haïtienne d’aujourd’hui, c’est bien le tremblement de terre qui a secoué notre pays le 12 janvier 2010. Pour beaucoup, la vie s’est arrêtée brutalement ce jour-là et n’a jamais vraiment redémarré. Plus qu’une fracture tectonique, ce fut une terrible fracture sociale. Nos jeunes, qui étaient déjà dans une situation précaire avant ce funeste jour, ont glissé de plain-pied dans la misère et la déprime la plus totale. Faute de soutien des pouvoirs publics qui les a abandonnés à leur sort, ils n’ont toujours pas pu se relever de cet épisode noir de notre histoire contemporaine. Les séquelles de cette catastrophe naturelle sont encore visibles aujourd’hui.

Le bilan humain assez lourd, combiné aux dégâts matériels occasionnés par ce séisme, a eu un impact psychologique considérable sur nos jeunes. Du jour au lendemain, beaucoup d’enfants ont perdu un, voire leurs deux parents, leur maison, leur école, leurs amis, leurs proches. Tous les repères auxquels nos bambins s’identifiaient se sont volatilisés en quelques minutes. Ceux qui avaient des projets d’avenir et comptaient sur les études pour s’en sortir ont vu leurs rêves s’arrêter net. L’école est tout d’un coup apparue comme secondaire. Fallait-il que cette école soit encore debout puisque beaucoup d’établissements ont été fortement endommagés : L’École normale supérieure, l’École nationale d’Administration, l’école des infirmières, l’université d’État… la liste est longue. Les élèves issus de l’enseignement fondamental ou supérieur avaient d’autres préoccupations immédiates. Il leur fallait trouver de quoi manger et un toit sous lequel s’abriter.

Judeline (nom d’emprunt), avait 14 ans au moment où la terre a tremblé sous ses pieds. À l’époque, elle avait des projets plein la tête. Son rêve était de devenir médecin, pour aider son pays disait-elle, mais aussi pour soigner sa mère qui souffre de diabète de type 1. Si toute la famille a survécu au drame, ce n’est pas sans séquelles. La maman a dû se faire amputer la jambe gauche qui cicatrisait mal après que des parpaings de sa maison soient tombés dessus durant le séisme. Quant à Judeline, face à la dévastation qu’elle voyait autour d’elle et la lenteur de la reconstruction, elle s’est résolue à faire une croix sur ses rêves d’enfant. Aujourd’hui, elle a 24 ans et 1 bébé à charge. Son mari, avec lequel elle vit depuis 2 ans, a immigré en République dominicaine. Il continue à lui envoyer l’argent quand il peut, mais cela ne suffit pas toujours. Et les histoires comme celle de Judeline, il y’en a des milliers en Haïti.

Immobilisme criminel des pouvoirs publics

La principale richesse d’un pays, ce n’est pas les minerais de son sous-sol ni la variété de sa faune et de sa flore, mais plutôt sa jeunesse. Avec une jeunesse en santé et bien éduquée, vous pouvez soulever des montagnes. Malheureusement en Haïti, on en est pas encore là. Comme tout le monde sait, la situation sanitaire est des plus précaires. La mortalité infantile est parmi les plus élevées au monde avec un pourcentage de 6,7%, ce qui équivaut à 67 morts pour 1000 naissances (*données Banque Mondiale 2016). N’eût été le soutien de quelques organisations internationales, comme l’UNICEF qui a apporté son aide et son expertise dans la couverture vaccinale, la situation aurait été encore plus dramatique.

Actuellement, on dénombre entre 3000 et 4000 enfants qui vivent dans les rues et qui sont livrés à eux-mêmes. Certaines sources affirment que ces chiffres sont sous-estimés et loin de la réalité. Toujours est-il, les gangs et les différentes organisations criminelles ont trouvé dans ces gamins de la rue un vivier de petits soldats corvéables à merci. Ce phénomène prend de plus en plus d’ampleur et inquiète la société civile. Alors qu’ils devraient être sur les bancs de l’école, ces enfants ont troqué le stylo par un pistolet. Manipulés, violentés, beaucoup finissent blessés ou tués lors d’affrontements entre gangs. Certains sont même exécutés s’ils sont considérés comme des témoins gênants de crimes.

Le sort des enfants des orphelinats n’est pas plus enviable. Beaucoup vivent dans des conditions déplorables en attendant qu’un membre de leur famille ou un hypothétique parent adoptif vienne les sauver. Depuis le séisme de 2010, ouvrir un orphelinat est devenu un business très lucratif puisqu’il permet d’attirer des dons du monde entier. Résultat, plus 700 orphelinats ont pullulé à travers le pays, alors que seulement 35 d’entre eux ont une autorisation en bonne et due forme. Cette situation conduit parfois à des drames, comme à Kenscoff au mois de février dernier, où un incendie dans un orphelinat appartenant à l’Église de compréhension de la Bible a provoqué la mort de 15 petits innocents. Une enquête a par la suite révélé que ces enfants étaient parqués comme des animaux dans un espace exigu, sans respect des règles de sécurité les plus élémentaires.

Beaucoup d’enfants ont été obligés de plonger dans le monde des adultes assez tôt. On estime à 200 000 le nombre d’enfants qui travaillent dans des conditions inhumaines pour un salaire de misère (le chiffre monte à 400 000 si on comptabilise les enfants domestiques). Parfois, une simple gamelle de nourriture fait office de paie en nature. Cette exploitation d’un autre temps ne semble pas préoccuper les différents gouvernements qui n’ont rien fait pour y mettre fin. Il y’a aussi les enfants qui ont été poussés à la prostitution ou exploités sexuellement, notamment par des membres des forces de maintien de la paix qui n’ont jamais été poursuivis pour ces crimes. La MINUSTAH, qui a eu vent des sévices sexuels sur mineurs, a préféré fermer les yeux pour éviter un nouveau scandale après celui du choléra. Le nombre de filles engrossées et abandonnées par des soldats qui sont depuis repartis dans leur pays d’origine se compte par centaines. Les contingents des soldats sri-lankais, uruguayens, et brésiliens sont pointés du doigt. Là encore, les autorités haïtiennes n’ont jamais rien fait pour défendre les droits de ces jeunes filles vulnérables et sans défense. Leur silence impardonnable les rend complices de ces crimes abominables.

Quelles perspectives pour nos jeunes

10 ans d’immobilisme politique, de corruption et de mauvaise gestion ont fini par ensevelir les rêves de toute une génération. En faisant un état des lieux de la situation des jeunes en 2020, le constat est amer. Ainsi, 6% des enfants de moins de 5 ans souffrent de malnutrition aiguë. Un chiffre en constante augmentation qui devrait nous inquiéter, car il affecte le développement des enfants et condamne à l’avance leur vie d’adulte.

Sur le plan scolaire, même constat d’échec. À ce jour, 200 000 enfants sont en dehors du système scolaire selon les chiffres de la Banque Mondiale. Le taux d’alphabétisation des jeunes atteint à peine 70%, alors que celui de la scolarisation tourne autour de 60%. Soit les taux les plus bas du continent. Tous ces indicateurs montrent que nos jeunes n’évoluent pas dans les meilleures conditions pour préparer un futur radieux. Or, un pays qui n’investit pas dans sa jeunesse est un pays sans avenir qui fonce droit dans le mur.

Il est grand temps que les Haïtiens se réapproprient leur pays qui a été abandonné pendant une longue période à des vautours sans scrupules. Le poète et romancier Lyonel Trouillot, natif de Port-au-Prince, fait partie de ces intellectuels engagés qui aiment viscéralement leur pays, et dont l’opinion permet d’en prendre le pouls. Lorsqu’on demande à l’homme de lettres les raisons qui font que Haïti n’arrive pas à se débarrasser de ses maux, il dénonce pêle-mêle l’ingérence étrangère, l’incompétence de la classe dirigeante en passant par l’évangélisation sectaire qui a profité du désarroi des habitants pour les plonger dans un délire spirituel collectif. La journaliste indépendante Nancy Roc abonde dans le même sens, estimant que les haïtiens préfèrent s’en remettre à dieu plutôt que de s’attaquer au diable qui habite en eux. Ce diable-là, il a un nom, le système. Un système aux multiples visages qui sait comment s’adapter pour survivre et se perpétuer. Enfin, et comme disait Saint-Exypéry, «fais de ta vie un rêve, et d’un rêve une réalité». Aujourd’hui, on a enlevé à notre jeunesse leur droit de rêver et de se projeter dans l’avenir. À nous de réparer ce tort avant qu’il ne soit trop tard.

Photo credit: Des élèves d’une école construite par l’organisation à but non lucratif Lifeline à Jacmel

LE FLORIDIEN, 30 mai 2020

 

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