En tant qu’Haïtien, que savez-vous du Kenya ? Certains répondront qu’ils ont de bons coureurs de fond, d’autres que c’est le pays du safari… et c’est tout. La majorité des Haïtiens ne savent pas grand-chose du Kenya, et l’inverse est également vrai. La majorité des Kenyans ne sauront placer Haïti sur une carte, et encore moins dire dans quel continent notre pays se trouve. Sauf que l’agenda politique international a voulu associer ces deux nations, une association improbable qui a pour but la pacification d’Haïti à travers l’éradication des gangs qui y sévissent.
Pour cela, et après des mois de tergiversations, le Kenya, sous le haut-patronage de l’Oncle Sam, s’est enfin décidé à envoyer un contingent de policiers aguerris pour soutenir la défunte PNH dont il ne reste plus que le squelette. Et cette intervention a dorénavant un visage, le Président du Kenya, Mr William Ruto. Contrairement à ses compatriotes spécialistes des courses de fond et de demi-fond, Mr Ruto semble plutôt appartenir à la catégorie des sprinteurs, tirant des conclusions hâtives avant même d’avoir la moindre idée dans quoi ses hommes embarquent.
Lors de sa récente visite à Washington, Mr Ruto, reçu par un Biden tout sourire et soulagé de lui avoir filé la patate chaude, a déclaré avec emphase son intention de ‘briser les gangs’ en Haïti. Une déclaration qui pourrait paraître rassurante, mais qui, en réalité, s’avère être une surenchère inutile et potentiellement dangereuse. Cette attitude contre-productive risque en effet de non seulement enflammer les tensions déjà existantes, mais aussi de compliquer considérablement la tâche des policiers kenyans envoyés pour aider à stabiliser le pays.
Ce n’est certainement pas dans les couloirs feutrés de la Maison Blanche que Mr Ruto pourra comprendre les subtilités de la réalité haïtienne, sachant que les Américains eux-mêmes ont toujours eu du mal avec Haïti, malgré la proximité géographique et historique.
Traversant actuellement une crise sans précédent, les défis auxquels fait face Haïti sont énormes. Les gangs contrôlent une grande partie de Port-au-Prince et d’autres régions, rendant la vie quotidienne extrêmement dangereuse pour les citoyens. La violence est omniprésente, avec des enlèvements, des extorsions et des meurtres devenus monnaie courante. Dans ce contexte, faire débarquer des policiers en espérant qu’ils pourront éliminer les gangs du jour au lendemain est tout simplement utopique.
La complexité de la situation ne doit pas être prise à la légère. Les gangs haïtiens ne sont pas des entités unifiées, mais plutôt des groupes fragmentés avec des loyautés changeantes et des objectifs divers. Une approche de confrontation directe, comme suggérée par Ruto, pourrait conduire à une escalade de la violence plutôt qu’à une résolution. Cela est d’autant plus vrai que les défis qui attendent les agents kényans sont nombreux : manque de connaissance du terrain, barrière linguistique, et une population méfiante envers toute intervention étrangère en raison de précédents douloureux avec des missions internationales. Tout dérapage de la police kényane risquerait de créer une résistance accrue de la part des gangs et de compliquer les relations avec la population locale. Or, il se trouve que la police kényane n’a pas une réputation sans tache, d’où les craintes de certains spécialistes de la question sécuritaire.
Cela sans parler des critiques qui ne manquent pas du côté kenyan. Beaucoup estiment en effet que Ruto devrait se concentrer sur les problèmes de sécurité nationale du Kenya plutôt que de s’impliquer dans des conflits étrangers. Le Kenya fait face à ses propres défis en matière de sécurité, avec des menaces terroristes venant de la Somalie voisine et des troubles internes. La décision d’envoyer des forces en Haïti a été vivement critiquée par des figures politiques comme Ekuru Aukot, ancien candidat présidentiel, qui voit dans cette mission une distraction coûteuse et imprudente.
Face à cela, Ruto adopte une posture guerrière qui pourrait se retourner contre lui. Les gangs haïtiens ne sont pas des adversaires faciles et ont prouvé à maintes reprises leur capacité à résister et à s’adapter. Une approche militarisée risque de provoquer des représailles violentes, mettant en danger non seulement les policiers kenyans, mais aussi les civils haïtiens pris dans les affrontements.
Les observateurs mettent également en garde contre les effets pervers d’une confrontation frontale purement militaire. Une stratégie efficace en Haïti nécessiterait une approche plus nuancée, incluant des efforts pour réduire la pauvreté, améliorer l’accès à l’éducation et renforcer les institutions locales. Le soutien international devrait se concentrer sur le renforcement des capacités de la police haïtienne et la promotion de la stabilité à long terme plutôt que sur des solutions militarisées à court terme.
Le Président Ruto, en adoptant dès le départ une rhétorique agressive, risque de compromettre la mission kenyane en Haïti avant même qu’elle ne commence. Au lieu de bomber le torse depuis Washington, il aurait été plus judicieux de promouvoir une approche équilibrée et coopérative, qui prend en compte les réalités complexes de notre pays. La stabilité d’Haïti ne pourra être obtenue par la force brute, mais par une combinaison de soutien international bien pensé et d’efforts locaux pour reconstruire la société haïtienne de l’intérieur. Pacifier Haïti n’est pas un sprint Mr Ruto, mais un marathon. Assurez-vous d’avoir une bonne paire de chaussures et de quoi tenir le rythme sur la distance.
Stéphane Boudin