L’intervention kenyane, entre espoir et incertitudes

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Alors que l’envoi des policiers kényans vers Haïti n’est plus qu’une question de jours semble-t-il, personne ne sait encore quelle est la stratégie de la communauté internationale, dirigée en coulisse par les États-Unis, pour mener à bien la pacification du pays.

L’empressement avec lequel cette mission a été mise sur pied inquiète les spécialistes qui craignent qu’on ne confonde encore une fois vitesse et précipitation. Car oui, si le cas haïtien est urgent, cela ne veut pas dire qu’il faut le prendre à la légère ni que tout pourra être réglé par la force. Loin de là.. !

Dans les rues de Port-au-Prince, tout le monde attend avec curiosité et une pointe d’impatience l’arrivée des fameux 1000 policiers kényans qui devraient bientôt débarquer pour rétablir l’ordre.

Car si cette annonce soulève un peu d’espoir, elle apporte avec elle son lot de scepticisme. Beaucoup se demandent en effet comment face à une crise sécuritaire aussi profonde, une force aussi réduite pourrait faire la différence ?

Cela fait moins d’une décennie déjà que la MINUSTAH a quitté le sol de notre pays, avec les résultats que l’on connaît. Forte à l’époque de 9000 hommes de différentes nationalités et d’un support logistique conséquent, la MINUSTAH a terminé sa mission avec un résultat plutôt mitigé, laissant un souvenir amer aux Haïtiens qui la soupçonnent d’avoir commis de nombreux crimes, d’avoir manqué de neutralité politique, et même d’avoir importé le choléra au pays (ce qui s’est révélé plus tard être vrai après une enquête diligentée par l’ONU elle-même). Dès lors, que penser des 1000 policiers kényans, qui seront secondés par 1500 autres agents d’autres nationalités pour un total de 2500 hommes sous l’égide de l’ONU?

Un seul pays semble optimiste, voire soulagé de l’intervention kényane : les États-Unis. Il suffit de voir le large sourire affiché par Biden lors de la réception du Président kényan pour s’en convaincre. Afin de ne pas laisser passer cette occasion inespérée tant les candidats ont été rares, les États-Unis se sont empressés de débloquer une aide de 300 millions de dollars pour soutenir cette nouvelle mission. Surtout que du côté kényan, les choses ne sont pas encore tout à fait au clair. La Haute Cour de Nairobi par exemple n’a toujours pas donné son feu vert définitif pour ce déploiement jugé initialement inconstitutionnel et invalide, ce qui montre que l’intervention doit encore passer plusieurs barrières juridiques avant de devenir réalité.

Pendant ce temps, en Haïti, la situation est explosive. Les gangs, qui contrôlent de vastes territoires, ont transformé des quartiers entiers en zones de non-droit. Ces bandes criminelles, armées jusqu’aux dents et bien organisées, imposent leur loi sans rencontrer de réelle résistance. Dans ce contexte, l’absence d’une stratégie claire pour une intervention étrangère est alarmante. Le silence des autorités kényanes et américaines sur leurs plans précis n’aide en rien. Les Haïtiens, désabusés par des années de promesses non tenues et d’interventions infructueuses, ont du mal à croire à un miracle. Une intervention efficace nécessite bien plus que des effectifs et de l’argent : il faut un plan solide, une coordination sans faille et transparente avec la population locale et surtout, un engagement à long terme. L’espoir, certes, est permis, mais l’histoire a appris aux Haïtiens à se méfier des annonces sans lendemain. Seule une action concertée, soutenue par une véritable volonté politique et des moyens adéquats, pourra peut-être offrir à Haïti un semblant de répit dans ce chaos sécuritaire.

1000 policiers? C’est tout sauf suffisant!

Quand on entend le chiffre “1000 policiers”, cela peut sembler impressionnant à première vue. Un millier d’agents des forces de l’ordre prêts à intervenir, cela a de quoi marquer les esprits et susciter l’espoir. Cependant, en y regardant de plus près, ce chiffre paraît dérisoire face à l’immensité de la tâche.

En Europe par exemple, où l’insécurité est loin d’atteindre les niveaux de chaos que nous connaissons en Haïti, la moyenne est de 325 policiers pour 100 000 habitants. Pour une ville comme Port-au-Prince qui compte 1 million d’habitants selon le dernier recensement, cela signifierait qu’il faudrait au moins 3250 policiers pour assurer une couverture minimale. Alors, comment 1000 policiers, même bien entraînés, pourraient-ils suffire à sécuriser tout un pays comme le nôtre, avec autant de défis à surmonter? Savent-ils seulement que les gangs sont souvent mieux armés et plus nombreux que les forces de l’ordre locales? Savent-ils que politiciens et chefs de gangs nagent dans un même marécage? Sont-ils conscients que nos criminels sont devenus endurcis par des années de conflits et d’instabilité?

La violence aujourd’hui est telle qu’elle est devenue quotidienne et imprévisible, rendant toute intervention particulièrement risquée. Les policiers kenyans devront faire face à des réalités du terrain qu’ils ne connaissent pas, dans un environnement où la méfiance envers les forces étrangères est profonde et bien ancrée.

D’un point de vue logistique donc, 1000 policiers ne suffiront même pas à quadriller efficacement la capitale. Les besoins en personnel pour des patrouilles régulières, des interventions d’urgence, des enquêtes et des opérations de maintien de l’ordre sont immenses. Même avec le soutien de la police haïtienne, déjà sous-équipée et débordée, il est difficile d’imaginer comment une force aussi réduite pourrait faire une différence notable.

Cela sans parler des infrastructures en Haïti qui sont souvent inexistantes ou en mauvais état, compliquant les déplacements et les communications. Les policiers kényans devront également surmonter des barrières linguistiques et culturelles, ce qui peut entraver leur efficacité et leur intégration avec les forces locales et la population.
Donc clairement, si l’envoi de 1000 policiers kenyans peut être considéré comme un geste symbolique fort et un signe de solidarité internationale, il est tout sauf suffisant pour faire face aux défis colossaux de la sécurité dans notre pays. Ce chiffre, choisi probablement pour son impact médiatique, ne peut masquer la réalité d’une situation qui nécessite bien plus que des effectifs limités. La communauté internationale doit comprendre que sans une approche globale et des moyens conséquents, l’intervention risque de n’être qu’une goutte d’eau dans un océan de problèmes.

L’aspect social mis de côté… comme toujours !

La nouvelle intervention prévue en Haïti se concentre, une fois de plus, exclusivement sur l’aspect sécuritaire, une approche qui n’est pas sans rappeler les politiques passées des États-Unis en Irak, en Libye et en Afghanistan, et qui ont été souvent critiquées. Dans ces pays, l’accent a été mis sur la destruction du pouvoir central sans considération pour le “jour d’après”. Résultat? Un vide de pouvoir qui a vite été rempli par des mouvements radicaux encore plus nuisibles (mouvements terroristes, mafias, cartels, etc…). Or, on sait tous qu’une stratégie purement sécuritaire ignore les dynamiques sociales profondes et les besoins fondamentaux des populations, exacerbant souvent les problèmes au lieu de les résoudre.

En Haïti, cette focalisation exclusive sur la sécurité sans une approche sociale intégrée risque de reproduire les mêmes erreurs. Les forces de police kenyanes peuvent disperser les gangs et instaurer un semblant d’ordre, mais sans un soutien social et économique substantiel, la paix ne sera que temporaire. Il est important de se rappeler que les gangs en Haïti prospèrent en partie à cause des conditions de vie désastreuses. La pauvreté, le manque d’éducation, et l’absence de perspectives d’emploi créent un terreau fertile pour la criminalité.

L’un des aspects les plus alarmants de cette crise est l’implication des enfants dans les gangs. Un récent rapport de l’UNICEF révèle que près de la moitié des membres des gangs en Haïti sont des mineurs. Ces enfants, souvent arrachés à leur famille et à l’école, sont exploités et manipulés par des chefs de gangs sans scrupules. Ils deviennent des pions dans un jeu de pouvoir brutal, perdant leur innocence et leur avenir dans le processus. Ignorer cette dimension sociale, c’est s’assurer que la violence perdure, même si les chefs de gangs sont éliminés.

Toute intervention doit inclure des mesures de protection et de réhabilitation pour ces enfants. Des programmes de réintégration scolaire, des centres de soutien psychologique, et des initiatives de formation professionnelle sont essentiels pour leur offrir une alternative à la violence et à la criminalité. Sans cela, les efforts sécuritaires seront vains, car une nouvelle génération de jeunes désœuvrés et désespérés prendra la relève.

L’intervention kenyane en Haïti, pour être véritablement efficace, doit adopter une approche plus globale et inclusive. La sécurité est une condition nécessaire, mais pas suffisante. Le succès dépendra de notre capacité à combiner des efforts sécuritaires efficaces avec des initiatives sociales et économiques durables. Ce n’est que de cette façon qu’Haïti pourra espérer un avenir de paix et de prospérité.

Dessalines Ferdinand
Le Floridien, 13 juin 2024

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