L’intervention kényane face à la réalité brutale du terrain

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MIAMI – avant que les policiers kényans ne foulent le sol haïtien, leur Président, Mr. William Ruto, fanfaronnait dans les capitales occidentales en clamant haut et fort que ses hommes allaient mater les gangs en Haïti. Aujourd’hui, l’homme se fait plus discret et n’aborde que rarement le sujet dans les médias. Et pour cause, le contingent kényan rencontre une farouche résistance de la part de groupes armés aguerris. Ces derniers semblent même prendre plaisir à se mesurer à un nouvel adversaire, après avoir terrassé les forces de police haïtiennes à la régulière.

Un chaos qui ne saurait durer

Les citoyens n’arrivent plus à vaquer à leurs occupations quotidiennes. Effectuer des tâches simples comme obtenir un certificat administratif ou retirer de l’argent à la banque est devenu un véritable parcours de combattant. Combien sont ceux qui sont allés retirer un simple certificat de naissance et se sont retrouvés avec un certificat de décès pour eux-mêmes, fauchés par des balles perdues ou par des snipers sans cœur qui prennent les citoyens pour des cibles mouvantes sur lesquelles s’exercer.

Les habitants s’aventurent rarement au-delà de leurs quartiers, puisqu’ils en connaissent tous les recoins et savent plus ou moins d’où peut venir le danger. Qu’il est loin le temps où les Haïtiens pouvaient bouger et circuler librement, n’importe où et à n’importe quelle heure. Aujourd’hui, chacun sort de chez lui la peur au ventre, ne sachant s’il va revenir à la maison vivant ou entre quatre planches. Le quotidien des Haïtiens est devenu un cauchemar permanent.

La faute à des gangs qui ont prospéré au fil des années, au point de supplanter les forces de l’ordre en nombre et en puissance de frappe. Tant le gouvernement haïtien que la communauté internationale portent une part de responsabilité dans cette situation. Les dirigeants haïtiens, coupables de corruption et de mauvaise gestion, ont littéralement livré notre beau pays aux gangs, leur donnant les clés pour s’y installer et faire régner la terreur. La communauté internationale, quant à elle, a failli en détournant le regard pour éviter d’affronter la dure réalité en face. Pire encore, la majorité des armes utilisées aujourd’hui par les gangs proviennent de nos voisins, principalement des États-Unis. Ironiquement, le karma géopolitique est passé par là, transformant Haïti en une menace pour ses voisins négligents. Menace, car notre pays est désormais convoité par les grands cartels et les réseaux criminels sud-américains qui cherchent à en faire une plaque tournante pour contrôler les Caraïbes et accéder plus facilement au vaste marché américain, un marché lucratif considéré comme prioritaire.

Le nouveau gouvernement a encore beaucoup à prouver

À peine nommé Premier ministre, Garry Conille s’est évertué à enchaîner les interviews et les sorties médiatiques pour montrer à l’opinion publique qu’il ne perd pas de temps et qu’il compte bien faire du problème de l’insécurité sa priorité numéro un. Sauf que pour réussir sa mission, il doit avoir autour de lui une équipe compétente, et surtout, digne de confiance. La situation actuelle exige d’avoir un gouvernement irréprochable à tous les niveaux, avec des individus qualifiés, intègres et capables de prendre des décisions courageuses.

Seul, le gouvernement ne pourra rien accomplir sans l’appui de la population. Or, pour avoir le soutien des Haïtiens, il faut d’abord commencer par instaurer un climat de confiance. Et ce n’est pas gagné d’avance.

Lors de notre édition du 1er juillet dernier, on avait déjà émis des doutes sur certains membres du nouveau Conseil de Transition qui ont collaboré, de près ou de loin, avec de précédents gouvernements dont les mandats ont été marqués par la corruption et les magouilles de toutes sortes. Évoluer dans un tel environnement et en ressortir immaculé est quasi-impossible. C’est comme imaginer qu’un chef de gang en costume trois-pièces puisse soudainement redevenir fréquentable. Ce n’est pas l’habit qui fait le moine.

Un récent scandale impliquant trois membres du tout nouveau Conseil présidentiel vient nous rappeler combien il est dur de trouver un dirigeant haïtien au passé réellement immaculé et sans antécédents. Dans cette affaire, trois hauts responsables, en l’occurrence Louis Gérald Gilles, Smith Augustin et Emmanuel Vertilaire, sont accusés d’avoir extorqué une somme importante au directeur d’une banque publique, le menaçant de perdre son poste s’il ne s’exécutait pas. On parle ici d’une somme de 100 millions de gourdes, soit l’équivalent de 780 000 dollars. L’extorsion se serait déroulée pendant une demi-heure dans la chambre 408 de l’hôtel Royal Oasis à Port-au-Prince. Un scénario digne d’un film western qui ne surprend guère les Haïtiens, habitués à ce genre de scènes. C’est Raoul Pierre-Louis, Président de la Banque Nationale de Crédit, qui a porté l’affaire devant l’Unité anti-corruption, en plus d’en référer au Premier ministre Garry Conille, lui demandant au passage une protection rapprochée pour lui et sa famille, craignant des représailles de la part de ses extorqueurs.

Bien entendu, les trois accusés clament haut et fort leur innocence, alors qu’ils sont à deux doigts d’atteindre le poste suprême grâce à la présidence tournante établie par le Conseil de transition. Quant à Garry Conille, qui enchaînait jusqu’alors les interviews avec les médias, il s’est muré dans un silence troublant. À croire qu’il s’agit d’un banal fait divers, alors qu’on parle ici d’une affaire sérieuse qui touche des individus censés diriger notre pays dans quelques mois.

1000 policiers, c’est tout sauf suffisant

Envoyer 1000 policiers pour stabiliser notre pays est tout sauf suffisant. L’effectif kényan, bien que symbolique et plein de bonne volonté, ne pourra pas relever à lui seul l’énorme défi qui l’attend. Les gangs haïtiens maitrisent bien le terrain, puisqu’ils connaissent chaque ruelle, chaque cachette. Ils sont également habitués aux combats urbains, en plus d’être de mieux en mieux équipés, parfois avec des armes lourdes confisquées aux forces de l’ordre ou introduites illégalement depuis les États-Unis. Affronter de tels adversaires avec un équipement inférieur équivaut à envoyer les policiers kényans et la PNH au casse-pipe. On a vu les Kényans patrouiller à Port-au-Prince à bord de véhicules blindés impressionnants, mais il en faut plus, beaucoup plus. Car les quelques véhicules actuellement disponibles ne permettent pas de couvrir tout le territoire, ni même de quadriller entièrement la capitale.

Face à cela, l’envoi d’un millier d’hommes semble dérisoire. Il faut au contraire penser à long terme en envisageant des stratégies beaucoup plus ambitieuses. Cela passe par un recrutement massif de nouveaux agents, notamment au sein de nos jeunes diplômés désœuvrés faute de travail. Ces nouvelles recrues doivent bien entendu être formées de manière rigoureuse et adaptées pour qu’elles puissent intervenir efficacement en neutralisant les gangs.

Au-delà du déploiement de policiers étrangers, il faut donc aussi envisager l’envoi de contingents de formateurs spécialisés, capables d’encadrer la PNH aux tactiques de lutte contre les gangs, aux techniques de maintien de l’ordre dans un environnement urbain complexe, ainsi qu’à la gestion des crises.

Toute intervention doit également être soutenue par une volonté politique forte, tant au niveau local qu’international. Sans un soutien politique et financier continu, les efforts des policiers kényans risquent de s’effriter face à la puissance de feu des gangs. Une coalition internationale doit se former au plus vite pour garantir qu’Haïti reçoive toute l’aide nécessaire, non seulement en hommes, mais aussi en ressources et en expertise. Ce n’est qu’à ce prix que la paix pourra progressivement revenir dans nos rues, et que les Haïtiens pourront enfin envisager un avenir plus serein.

Dessalines Ferdinand
Le Floridien, 15 Août 2024

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