Moise dos au mur face à la colère populaire

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MIAMI (LE FLORIDIEN) — Haïti est au point mort depuis le 7 février, jour où le peuple a décidé de sortir en masse dans les quatre coins du pays pour exprimer sa colère contre l’incompétence du gouvernement Moïse-Ceant. En conséquence, les portes des établissements scolaires sont restées closes, les administrations désespérément fermées, et les magasins qui ont survécu aux pillages ont baissé leurs rideaux. Même le carnaval du Mardi Gras auquel les Haïtiens tiennent beaucoup a été remis aux calendes grecques faute de visibilité sur le court terme. D’un point de vue socio-économique, Haïti est aujourd’hui sur une sorte de faille tectonique extrêmement dangereuse. Moise a déjà reçu 3 avertissements sismiques en à peine 4 mois. Or tout le monde craint l’arrivée du “Big one” qui risque de tout raser sur son passage en laissant un pays complètement dévasté.

Situation chaotique sur l’ensemble du territoire

Chaque jour, les émeutiers excédés par les injustices auxquels ils font face au quotidien battent le pavé pour laisser éclater leur colère : barricades avec des pneus brûlés, vols, destructions des biens publics et privés, jets de pierre… plus le temps passe, et plus la révolte gagne en violence.

Pour ne pas arranger les choses, 78 prisonniers ont profité de la confusion générale pour se faire la malle de la prison d’Aquin. En s’évaporant ainsi dans la nature, nul doute qu’ils baigneront dans ce chaos comme des poissons dans l’eau pour commettre d’autres crimes crapuleux. Les affrontements entre la police et les manifestants ont quant à eux déjà fait plus d’une dizaine de morts depuis le début du soulèvement d’après un premier bilan officiel.

Et la situation semble se dégrader de jour en jour. Le Président Moise s’est quant à lui enfermé dans un étrange mutisme pendant une semaine entière alors que le pays est plus que jamais au bord de l’implosion. Sans doute était-il conscient que les mots ne suffiront pas cette fois-ci à apaiser la colère populaire. “Plan Marshall pour Haïti”, “instauration de l’état d’urgence socioéconomique”, “chasse et jugement des corrompus”, les oreilles des Haïtiens ont entendu les belles promesses s’égrener comme des perles au fil des années. Mais aujourd’hui, l’heure est venue de rendre des comptes.

Ce n’est que le 14 février que Moise a décidé de sortir de sa tanière. Le chef de l’État a adressé un discours de sept minutes à la nation en adoptant une posture qui se voulait conciliante, mais ferme. Lors de son allocution, il a enchainé les gestuelles volontaristes pour montrer sa détermination à sortir le pays de la crise. Mais malgré cette mise en scène sans doute orchestrée par ses proches conseillers en communication, sa mine fatiguée trahissait une certaine fébrilité et de longues nuits blanches. Moise a promis une série de mesures pour soulager la misère de la population, une promesse de plus dirait-on. Pourquoi dès lors avoir attendu 2 ans pour annoncer ces fameuses mesures ? Est-ce seulement aujourd’hui qu’il voit la détresse du peuple et entend ses revendications ? C’est comme si un Président disait à ses concitoyens : ”cher peuple, j’ai compris votre malheur hier soir, mais ne vous inquiétez pas, je vais m’en occuper, je vais régler ça demain matin”. La farce a assez duré !

Il n’est donc pas certain que ces nouvelles propositions puissent changer le cours des choses. Et ce d’autant plus que Moise a également fait preuve de maladresse en affirmant qu’il ne comptait pas laisser le pays entre les mains de gangs et de trafiquants de drogue. Or cette déclaration est extrêmement hasardeuse vu le contexte, car elle pourrait insinuer que toute personne qui sort manifester sa colère est de facto un criminel. Le timing est mal choisi de venir envenimer la situation avec des malentendus qui risquent de mettre encore plus d’huile sur le feu.

Les jeunes qu’on voit sortir dans la rue depuis le début de l’insurrection contre le pouvoir n’ont plus rien à perdre. Ils n’ont ni argent, ni travail, ni présent, ni futur. C’est pourquoi ils s’en donnent à cœur joie en s’attaquant aux banques et aux magasins, afin, disent-ils, de mieux “répartir les richesses”. “Si on ne nous donne pas à manger, alors on va aller se servir nous-mêmes “, clame ce jeune manifestant en brandissant un lecteur Mp3 qu’il vient de dévaliser et qu’il vendra probablement pour une bouchée de pain. Si dans la forme, cette façon de faire est bien entendu condamnable, on ne peut que comprendre la logique derrière cette démarche qui prend racine dans un tragique désespoir. On a volé à cette jeunesse ce qu’elle a de plus précieux, son avenir. Personne n’attend plus rien du gouvernement actuel, ni même des autres gouvernements qui vont suivre. Pour l’haïtien de la rue, les dirigeants du pays, toutes tendances politiques confondues, sont tous des incapables et des incompétents. L’ensemble de la population se retrouve prise en otage d’un système pourri jusqu’à l’os et doit faire face à un choix cornélien entre la peste ou le choléra. En termes d’options pour un futur plus radieux, on a vu mieux !

Le peuple a faim et en a assez des promesses sans lendemain

Arrêtons de tourner autour du pot et disons les choses crûment : Haïti est le pays le plus pauvre du continent américain, et si rien n’est fait, il gardera cette place peu envieuse pendant de longues années encore. Avec 6 millions de citoyens disposant de moins de 2,4$ par jour, la pauvreté touche environ 60% de la population. Certains doutent même de l’exactitude de ces chiffres avancés par la Banque Mondiale, qu’ils trouvent enjolivés et loin de la réalité. Car lorsqu’on est sur le terrain et qu’on parcourt le pays de long en large, on a l’impression que la pauvreté est partout, à chaque coin de rue. Combien sont les enfants qui vont à l’école le matin avec le ventre vide, ou bien les adultes qui doivent se contenter d’un repas par jour faute d’argent ? Mais ce qui exaspère encore plus cette population livrée à elle-même, c’est de voir une minorité d’Haïtiens, constituée principalement de notables et de politiciens véreux, vivre dans un monde parallèle complètement déconnecté de la réalité, où grand luxe et opulence s’affichent de manière presque indécente. Car faut-il encore le rappeler, Haïti est également considéré comme l’un des pays les plus inégalitaires au monde, toute sa richesse étant concentrée entre les mains de quelques nantis. Ces privilégiés arrivistes savent très bien qu’ils profitent d’un système injuste et que tôt ou tard, tout va voler en éclat. C’est pourquoi ils ne lésinent pas sur les moyens pour s’en mettre plein les poches. Et en bons voleurs prévoyants, ils prennent soin de placer à l’abri une grande partie de leur fortune en dehors du pays, afin de s’assurer une retraite dorée et protéger l’avenir de leurs enfants si jamais le vent venait à tourner.

Le Président Moïse avait pourtant promis lors de son élection que chaque haïtien mangera à sa faim et aura de quoi nourrir sa famille. 2 ans après, les gens n’ont vu aucun changement notable dans leur quotidien. Pire, certains ont même constaté une dégradation de leur situation, puisque de nombreux produits de base comme le riz ou les médicaments ont connu une inflation à deux chiffres en seulement une année. Avec un coût de la vie de plus en plus cher, un chômage qui bat des records et une corruption endémique, la patience de l’haïtien moyen a été usée jusqu’à la corde. Aujourd’hui, le message scandé par les milliers de manifestants ne laisse pas beaucoup de place au doute : “Moise, démission! “, revient sur toutes les lèvres. Le compte à rebours pour Moise et son gouvernement a peut-être commencé.

“Tant qu’il y’aura de la corruption, les crises à répétition vont perdurer dans notre pays”

Les relents du scandale PetroCaribe continuent d’empoisonner la présidence Moise. Il faut dire que le rapport d’enquête montre que beaucoup d’anciens hauts responsables sont mouillés jusqu’au cou. Le clan Martelly (père, épouse et fils), l’ex-Premier ministre Laurent Lamothe ainsi qu’une kyrielle d’ex-ministres se retrouvent dans l’œil du cyclone puisque beaucoup d’indices tendent vers eux. Tout ce beau monde est en effet soupçonné d’avoir participé à la dilapidation à grande échelle de quelque 3.8 milliards de dollars. Même l’actuel Président de la République n’est pas exempt de tout reproche, puisque la société Agritrans dont il était le PDG a été chargée de rénover une route sans qu’un contrat en bonne et due forme n’ait été établi. Or, c’est bien beau de pointer du doigt les coupables, mais la population attend des jugements, des incarcérations, des sanctions exemplaires.

Il est plus que temps de remettre l’église au centre du village et de faire respecter les mêmes règles pour tout le monde. “Tant qu’il y’aura de la corruption, les crises à répétition vont perdurer dans notre pays”, dixit un magistrat qui souhaite conserver l’anonymat après des mois de pression et de chantages contre sa personne pour qu’il ne mette pas son nez dans les affaires louches de certains hauts dignitaires.

Il faut une chimiothérapie de choc contre la corruption pour espérer éradiquer un jour toutes les cellules cancéreuses qui continuent de pulluler dans nos différentes administrations. Ce n’est que de cette façon que la population pourra surmonter des décennies de frustration et d’écœurement contre un système d’un autre temps et à bout de souffle. Mais pour y arriver, il n’y a pas 36 solutions. Seule une justice indépendante, équitable et impartiale pourra aider Haïti à soigner ce mal endémique qu’est la corruption.

Le duo Moise/Céant est-il vraiment à la hauteur pour sauver le pays

La politique étant ce qu’elle est en Haïti, ce n’est pas toujours les plus méritants qui arrivent au pouvoir, bien au contraire. À l’instar de leurs prédécesseurs, Moise et son Premier ministre Céant n’échappent pas à cette règle non écrite qui veut que l’opportunisme prime sur la méritocratie. Tous les deux se sont engagés dans la politique sur le tard, sans véritable expérience antérieure dans la gestion de la chose publique. Si la politique est ouverte à tous, le minimum syndical exige qu’on montre d’abord ses faits d’armes avant d’accéder aux plus hautes fonctions de l’État. En Haïti, cela ne se passe malheureusement pas toujours comme ça. On peut dormir prêtre ou musicien un jour, et se réveiller dans le costume de Président de la République le jour d’après sans que cela ne pose le moindre problème à personne. Le parachutage est devenu un sport national dans lequel nos talentueux politiciens excellent. Là où dans d’autres pays, ce sont de bons gestionnaires aguerris qui dirigent, nous, on a des démagogues qui sont passés maîtres dans l’art de faire des promesses sans les tenir.

L’ensemble de l’écosystème politique national n’a plus aucune cohérence, ce qui ne fait qu’amplifier le sentiment de chaos dans lequel est plongé le pays actuellement. Les alliances entre les différents partis se font et se défont au gré des saisons, des humeurs et des intérêts personnels. En règle générale, un opposant est censé jouer le rôle de contre-pouvoir en proposant de nouvelles idées afin d’offrir d’autres alternatives qui permettent de faire avancer le débat. Mais en Haïti, un opposant n’a qu’une seule idée en tête, celle de déloger les dirigeants au pouvoir pour prendre leur place. Ces mêmes dirigeants de leur côté font tout pour s’accrocher de manière obsessionnelle à leur siège tant convoité, et ce aussi longtemps que possible. Autant dire qu’avec de tels imposteurs, il n’est pas sûr que le peuple voit le bout du tunnel de sitôt.

LE FLORIDIEN, 14 Février 2019

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