Été 2025. Nous nous trouvons à Venise, le sanctuaire éternel de l’amour et du romantisme. Au bord de l’un des canaux emblématiques de la ville, un couple savoure une bouteille de vin de la région, appréciant le doux reflet de la lune sur l’eau. Subitement, un son Kompa aux mélodies ondulantes et rythmées vient titiller leurs oreilles. Intrigués et enchantés, ils se laissent entraîner, comme de nombreux autres couples, vers une piste de danse improvisée qui semble jaillir de nulle part. S’abandonnant à l’euphorie du moment, ils joignent leurs pas de danse à ceux des autres, insufflant ainsi une nouvelle vie à la soirée. Cette scène, bien qu’imaginaire pour l’instant, pourrait devenir une réalité si le kompa réussissait à percer sur la scène mondiale et à séduire des marchés avides de rythmes nouveaux et envoûtants.
Mais avant de voyager à Venise en 2025, commençons d’abord par Miami en 2023, une ville qui est aujourd’hui l’un des épicentres mondiaux de la musique contemporaine urbaine. Du hip-hop au reggaeton, en passant par le dancehall et l’Afrobeats, les genres musicaux de la ville sont aussi divers que sa population. Cependant, le kompa haïtien semble avoir du mal à percer au-delà de sa base de fans.
Pourtant, ce style musical atypique a tout pour réussir. Fondé il y a plus de cinquante ans par le saxophoniste et leader de groupe haïtien Nemours Jean-Baptiste, le Kompa séduit par ses mélodies inspirées du jazz, de la soul et du merengue dominicain. Mais malgré sa longévité, le kompa lutte encore pour attirer un public plus large en dehors du public haïtien. Pendant longtemps, on a attribué ce manque de popularité à la barrière de la langue créole, mais avec la montée en puissance de l’Afrobeats, chanté souvent en langues ouest-africaines comme le Yoruba, ou encore le K-pop coréen chanté dans une langue que personne ne comprend à part les coréens, la justification basée sur la barrière linguistique ne tient pas vraiment la route.
D’autres, comme Joey Budafuco, un promoteur majeur de musique caribéenne en Floride du Sud, mettent en avant le facteur démographique pour expliquer la popularité de certaines musiques. Pour eux, on ne peut pas comparer un pays comme le Nigeria et ses 200 millions d’habitants, avec Haïti et ses 12 millions, dont plus de la moitié vit sous le seuil de pauvreté et n’a donc pas les moyens de ‘consommer’ de la musique. Là encore, ces explications peuvent facilement être démystifiées. Tout d’abord, il y a de ‘’petits pays’’ comme la Jamaïque de Bob Marley, Jimmy Cliff et Sean Paul, qui sont devenus des géants sur la plan musical, arrivant à tirer leur épingle du jeu et à s’imposer sur la scène mondiale. Alors, pourquoi pas nous?
Au-delà du facteur démographique, disons les choses clairement, les haïtiens ne savent pas comment ‘vendre’ leur musique. Pourtant, nous vivons une époque où les outils ne manquent pas pour accéder facilement et rapidement au marché international : médias sociaux, collaborations avec d’autres artistes, festivals fréquents dans toutes les grandes agglomérations mondiales etc… reste à savoir utiliser ces outils pour franchir le plafond de verre. Adolphe Chancy, ancien bassiste du groupe pionnier Tabou Combo et considéré comme un des ambassadeurs du kompa, estime à juste titre que les médias ont aussi leur mot à dire et doivent jouer le rôle de catalyseur pour porter le Kompa vers une autre dimension.
Et que dire de la désorganisation totale et les conflits fratricides entre artistes haïtiens qui, au lieu de s’entraider pour réussir ensemble, passent souvent leur temps à se battre pour des raisons souvent futiles. Rajoutez à cela le pouvoir d’achat très limité de la population haïtienne en Haïti ainsi que la prolifération du piratage, et vous avec tous les ingrédients pour plomber un style musique aux potentialités énormes.
Certains de nos artistes se sont démenés pour imposer notre cher kompa sur la scène internationale et la placer dans la catégorie des musiques incontournables, au même titre que le Reggae, l’afrobeat ou encore la salsa. Des groupes comme Tabou Combo, T-Vice, VAYB, NuLook et Harmonik ont essayé toutes les stratégies possibles et imaginables, allant jusqu’à incorporer de l’anglais dans leurs paroles. Nous aurions aimé que ces artistes connaissent autant de succès que celui qu’a rencontré Wyclef Jean dans le domaine du rap. Malheuresement, la mayonnaise n’a jamais pris et la renommée tant espérée tarde à venir. Alors, à qui la faute? Le Kompa a plus que jamais besoin de stars de gros calibre pour ‘prêcher la bonne musique’ partout à travers le monde. Car disons le clairement, ce style musical possède un pouvoir secret, celui de faire vibrer nos corps et nos cœurs dans des rythmes enivrants. Le kompa fait partie des rares genres musicaux qui ne connaissent pas de barrières linguistiques ni de différences culturelles. En un instant, il peut unir des inconnus dans une danse commune, faisant jaillir des sourires sincères et des rires joyeux. Alors dire que le kompa ne peut s’imposer sur la scène internationale, c’est tout simplement mal connaître cet art.
Cela étant, nos artistes doivent savoir s’adapter à l’ère du temps pour faciliter l’écoute et le partage. Par exemple, il serait intéressant de considérer la longueur des chansons de kompa. En effet, avec leur rythme en 4/4, les morceaux durent souvent trop longtemps pour espérer séduire les jeunes, à une époque où le public appartenant à la génération Y et Z préfère des rythmes courts et accrocheurs dans des chansons de deux à trois minutes maximum. Ce n’est pas dénaturer le Kompa que d’écourter les chansons. C’est juste une façon de vulgariser notre musique et de la faire connaître au plus grand nombre, avant que les véritables mélomanes ne creusent un peu plus pour découvrir le rythme originel que tout connaisseur qui se respecte saura apprécier à sa juste valeur. Pour écouter du Tabou Combo, il faut d’abord que l’oreille d’un non initié s’adapte à la mélodie Kompa pour pouvoir mieux décortiquer ses secrets.
Enfin, comment ne pas évoquer le marché haïtien qui pénalise toute expansion à cause de sa petite taille. Les artistes ont souvent dû se concentrer sur des tournées dans les communautés haïtiennes importantes à Montréal, au Canada, et même dans les Îles Vierges des États-Unis. Mais leur base de fans est toujours en Haïti où l’inflation à deux chiffres, la dévaluation de la monnaie locale, le gourde, et le chaos politique, social et économique ont entraîné un manque de pouvoir d’achat pour la population.
Malgré ces défis, le kompa a toujours su résister aux épreuves du temps. Il suffit d’une bonne promotion, d’un leadership solide et d’une attention renouvelée à la qualité artistique pour que le kompa gagne enfin la place mondiale qu’il mérite. En attendant, les fans de kompa continueront à danser sur le rythme contagieux de cette musique, que ce soit à Miami, à Montréal ou à Port-au-Prince.
Stéphane Boudin