Ariel Henry est parti à Nairobi afin d’essayer d’accélérer l’envoi de policiers kényans pour sécuriser notre pays, mais aussi et surtout pour sécuriser son ‘trône’ qui commençait à sérieusement vaciller ces dernières semaines. Sauf que pendant son voyage en aller simple, les gangs se sont soulevés et ont mis Haïti à feu et à sang. Un coup d’État d’un nouveau genre qui a permis de chasser le Premier ministre du pouvoir certes, mais qui a plongé notre pays dans une situation critique et particulièrement inquiétante.
Effondrement de l’ordre public
Les rues d’Haïti ont, une fois de plus, été le théâtre d’une violence brutale, illustrant la crise de sécurité que connaît le pays. La montée en puissance des gangs a atteint un point critique, avec des affrontements armés qui ont plongé la capitale dans la peur et l’incertitude. La violence des gangs a non seulement exacerbé l’insécurité quotidienne des citoyens, mais a également conduit à de multiples évasions de prisonniers, aggravant encore la situation sécuritaire.
Se transformant en véritables pouvoirs parallèles dans de nombreuses régions, les bandes armées ont imposé un état de siège dans la capitale, Port-au-Prince, mettant en péril l’accès aux services essentiels et paralysant les activités économiques. Les attaques contre les commissariats, les prisons et les tribunaux ont non seulement mis en lumière la volonté des gangs à défier l’autorité de l’État, mais ont également mis à nu l’incapacité du gouvernement, ou ce qu’il en reste, à protéger ses citoyens et à maintenir l’ordre public. Signe que les bandes criminelles ont supplanté l’État, alors qu’Ariel Henry et son gouvernement brillaient par leur absence dans les médias, c’est un certain Jimmy ‘’Barbecue’’ Chérizier qui monopolisait l’attention ces derniers jours, menaçant de guerre civile et de génocide si le désormais ex-Premier ministre refusait d’abdiquer (ce que ce dernier a fini par faire).
Les gangs semblent n’avoir peur ni du gouvernement ni de ses alliés internationaux. Plusieurs représentations diplomatiques comme l’Allemagne ou les États-Unis ont ainsi dû évacuer leur personnel non essentiel, pendant que d’autres comme la France ou l’Espagne limitaient leurs services consulaires au strict minimum en attendant une amélioration de la situation sécuritaire. Le gouvernement américain a d’ailleurs été obligé d’envoyer des Marines pour protéger l’Ambassade qui s’était retrouvée assiégée par les différents groupes criminels.
Quant aux populations locales livrées à elles-mêmes, elles redoutent des exactions de gangs de plus en plus brutaux. Dernièrement, des actes de cannibalisme sont devenus viraux sur les réseaux sociaux. Les criminels, souvent drogués et dans un état second, font de la surenchère dans la barbarie pour terroriser leurs rivaux et soumettre la population.
Dans ce contexte, la récente vague d’évasions de prisonniers ajoute une couche supplémentaire d’incertitude, libérant dans les rues des individus dangereux et aggravant les tensions. Les forces de sécurité, déjà débordées par les défis constants posés par les gangs, se retrouvent confrontées à une tâche herculéenne pour rétablir l’ordre et garantir la sécurité publique. Même les commissariats ont été incendiés et démolis. C’est dire le déséquilibre des forces actuelles.
Ariel Henry : chute et humiliation suprême
La trajectoire d’Ariel Henry s’est écrite comme une tragédie en 3 actes : ambition, désespoir et, finalement, chute humiliante. Dirigeant jamais élu, et donc considéré comme illégitime par l’écrasante majorité de la population, la descente aux abysses de Henry n’est pas seulement l’histoire d’un homme s’accrochant au pouvoir, mais également le miroir d’une crise politique et sociale profondément enracinée dans le paysage haïtien.
Ariel Henry, neurologue de profession ayant effectué ses études en France, s’est retrouvé à la tête de l’État après un morbide concours de circonstances qui a vu l’élimination physique de l’ancien Président Jovenel Moïse. La récente décision du Premier ministre de solliciter l’aide du Kenya pour maintenir l’ordre a été interprétée non comme une tentative de stabilisation, mais comme un effort désespéré pour sauvegarder son poste. Cette démarche a amplifié les accusations selon lesquelles Henry, loin de chercher des solutions aux maux d’Haïti, voulait plutôt prolonger son règne dans un contexte de défaillance institutionnelle et de troubles civils.
Ariel Henry a pourtant eu plus de deux ans (2 ans et 7 mois exactement), pour sortir le pays de la crise en organisant au plus vite des élections libres et transparentes. C’était là sa promesse et l’objectif premier de son mandat. Ayant lamentablement échoué, il devenait clair qu’il n’était plus l’homme de la situation et devait, par conséquent, céder sa place à d’autres personnes plus compétentes. Mais au lieu de reconnaître que le costume était trop grand pour lui, il s’est entêté à croire qu’il était toujours l’homme de la situation. Que le salut viendrait de lui et de personne d’autre.
En désespoir de cause, Henry s’est rendu en personne au Kenya pour accélérer le déploiement des policiers tant attendus. Mais comme dit le dicton, ‘’quand le chat n’est pas là, les souris dansent’’. Une fois hors du pays, les gangs se sont mis à coeur joie à mettre le pays à feu et à sang. Les violences ont atteint un niveau jamais vu auparavant. Aussi bien les chefs de gangs que la population ont défié le Premier ministre de venir remettre les pieds au pays. L’isolement de Henry s’est accentué avec la pression exercée par Anthony Blinken qui l’a sommé de démissionner pour ne pas aggraver une situation déjà explosive.
La démission d’Ariel Henry, bien que retardée, était donc inévitable. Son départ forcé du pouvoir ne symbolise pas uniquement sa propre défaite, mais aussi celle d’un système politique défaillant dont les dirigeants privilégient leurs intérêts à celui de la nation.
Au final, on gardera d’Ariel Henry l’image d’un leader en fuite, incapable de faire face à la réalité de son pays, ni même de revenir sur l’île, puisque la République dominicaine a également déclaré qu’il était persona non grata.
Qui pour reprendre en main notre pays?
Celui qui devait pacifier Haïti laisse derrière lui un pays contrôlé à 80% par des gangs. Ironie du sort, c’est ces mêmes gangs qu’il n’a pas pu (ou voulu) combattre qui l’ont chassé du pouvoir comme un pestiféré. Dès lors, qui pour reprendre les rênes d’un pays à la dérive? La question de la gouvernance future se pose avec acuité. Des figures controversées telles que Jimmy ‘Barbecue’ Chérizier et Guy Philippe émergent, mais avec peu de chances de légitimité politique.
La réputation d’homme infréquentable de Barbecue et son passé sulfureux de chef de gang rendent improbable sa transition vers un rôle politique constructif. Le modèle économique des gangs repose non pas sur la gouvernance, mais sur le désordre : là où le chaos règne, ils prospèrent. Guy Philippe, malgré un parcours qui a pu le placer dans l’arène politique, souffre également d’une réputation qui entrave toute aspiration à une légitimité démocratique.
Dans ce contexte, la voie vers une gouvernance viable pour Haïti semble exiger un consensus national, loin des figures polarisantes et des affiliations partisanes traditionnelles. La crédibilité érodée de la classe politique haïtienne auprès de la population nécessite une approche novatrice, peut-être à travers la formation d’un gouvernement technocratique. Un tel gouvernement, composé de spécialistes et de professionnels reconnus pour leur expertise plutôt que pour leur appartenance politique, pourrait offrir une neutralité bienvenue dans le paysage politique actuel. En cela, les Haïtiens de la diaspora pourraient jouer un rôle constructif grâce à leur formation et leur expérience.
La mission principale du futur gouvernement technocratique serait double. D’abord, assurer la gestion des affaires courantes dans un pays où les besoins humanitaires et sociaux sont pressants. Ensuite, et peut-être plus crucial, préparer le terrain pour des élections législatives et présidentielles crédibles. Ce serait une tâche énorme, nécessitant non seulement une expertise administrative, mais aussi une capacité à naviguer dans l’environnement politique haïtien gangréné par la corruption et le clientélisme.
L’organisation de ces élections représente une étape fondamentale pour restaurer la légitimité du pouvoir exécutif en Haïti et regagner la confiance de la population en ses dirigeants. Cela exige un cadre sécurisé et transparent, où tous les Haïtiens peuvent exercer leur droit de vote sans crainte de répression ou de manipulation.
L’heure est à une réflexion profonde sur l’avenir politique de notre pays qui se trouve à un carrefour, où le choix de la direction à prendre ne se limite pas à des personnalités, mais implique une redéfinition des fondements mêmes de sa gouvernance.
Photo: Des habitants fuient le quartier Carrefour-Feuilles à Port-au-Prince le 15 août 2023. Crédit Ralph Tedy Erold, Reuters
Le Floridien, 13 mars 2024