On ne va pas se mentir, en Haïti, la méfiance envers la classe politique a atteint des sommets depuis des années maintenant. Entre des gouvernements corrompus et une insécurité chronique entretenue par des gangs de plus en plus puissants, le citoyen haïtien ne sait plus vraiment à quel saint se vouer. Pourtant, ce dimanche 12 janvier 2025, une nouvelle a créé l’événement : l’arrestation de l’ancien député de Petite-Rivière de l’Artibonite, Prophane Victor, par la Direction Centrale de la Police Judiciaire (DCPJ). Il était temps, diront certains, tandis que d’autres redoutent un énième épisode d’une saga politico-criminelle dont personne ne voit la fin. Et pourtant, ce nouveau rebondissement pourrait bien ouvrir la boîte de Pandore, tant les langues commencent déjà à se délier.
Sur les ondes de la radio, les témoignages ont afflué. « Enfin, il n’est plus intouchable », glissait un auditeur exaspéré. Dans la commune de Petite-Rivière de l’Artibonite, des gens n’ont pas caché leur satisfaction, voire leur enthousiasme, en entendant la nouvelle. « Prophane a fait du mal à la population rivartibonitienne », lançait même un sexagénaire, visiblement ému à l’idée que justice puisse enfin frapper ceux qui étaient – ou se croyaient – au-dessus des lois.
N’oublions pas d’attribuer une mention spéciale à la Police Nationale d’Haïti (PNH) qui ne fait jamais les choses à moitié (dans le bon.. comme dans le mauvais sens). Ce sont des agents de la DCPJ qui ont été chargés de perquisitionner la résidence de l’ex-député Prophane Victor à Vivy Mitchell, dans la commune de Pétion-Ville, ce qui leur a permis de mettre la main au collet du sulfureux personnage. Les médias locaux se sont aussitôt emparés de l’info : flash spécial par-ci, reportage en direct par-là, on a vu ressurgir des dossiers poussiéreux, mais aussi, et surtout des accusations de longue date.
D’ailleurs, on n’est pas sans savoir que Prophane Victor fait partie de ces personnalités frappées par des sanctions internationales. Les États-Unis et le Canada, notamment, avaient pointé son rôle dans le financement et l’armement de gangs criminels. Avec cette arrestation, c’est tout un système d’impunité qui est remis en question. Et beaucoup espèrent que ce ne sera pas qu’un nouveau feu de paille.
Lorsqu’on évoque le nom de Prophane Victor, tout le monde fait instinctivement le lien avec le gang « Gran Grif » de Savien. Bien avant son arrestation, des habitants du Bas-Artibonite l’avaient déjà pointé du doigt, l’accusant d’être, ni plus ni moins, le fondateur ou le principal soutien de cette organisation criminelle redoutée pour sa brutalité. Les témoignages recueillis depuis dimanche sont explicites : « Il a régné en maître, il a terrorisé la zone, et tout le monde savait qu’il avait le bras long », disent les badauds qui se sont rassemblés dans la rue à l’annonce de son arrestation.
Rappelez-vous d’Odma, cet ancien chef du groupe abattu en janvier 2021. Avant de disparaître des radars, il avait clamé haut et fort qu’il travaillait main dans la main avec des élus et d’autres hommes puissants, parmi lesquels Prophane Victor. « Des parlementaires nous soutiennent », avait-il confié à quelques journalistes.
Si l’on assiste à une certaine euphorie du côté des habitants de Petite-Rivière de l’Artibonite, c’est parce que la région a subi de plein fouet l’insécurité grandissante orchestrée par « Gran Grif ». Kidnappings, attaques armées, extorsions et massacres : la liste est longue et glaçante. Alors, forcément, savoir que l’ancien député est désormais sous les verrous apporte un sentiment de soulagement. On n’ira pas jusqu’à dire que la vie va retrouver son cours normal du jour au lendemain, mais on sent un léger vent d’espoir. Étant habitués aux déceptions successives, un peu d’espoir n’est jamais de trop.
Le cas de Prophane Victor n’est pas isolé. C’est un secret de polichinelle : en Haïti, la frontière entre la sphère politique et les milieux criminels est aussi fine qu’un cheveu. Plusieurs anciens parlementaires ont été épinglés, des hauts fonctionnaires sont sous le coup de sanctions, et les accusations de collusion se multiplient. Les rapports internationaux ne cessent de pointer du doigt cette alliance malsaine qui contribue à la déstabilisation de notre pays. Dès lors, comment mener à bien des réformes et instaurer la sécurité quand, dans l’ombre, des élites soutiennent des gangs pour se maintenir au pouvoir ?
Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité qu’Haïti traverse l’une des pires crises de son histoire récente. Crise politique, crise sociale, crise économique : les ingrédients d’un chaos durable sont réunis, et le soutien logistique et financier à des groupes armés, censés servir de bras de coercition, fait peser un danger majeur sur la population et le développement du pays. L’arrestation de Prophane Victor pourrait être un électrochoc, si – et seulement si – elle s’accompagne d’actions fortes contre tous ceux qui alimentent l’insécurité.
Tout le monde s’accorde à dire que cette affaire doit être le signal d’un nouveau départ contre nos élus corrompus. Si la justice parvient à prouver les faits, à juger et condamner clairement Prophane Victor, ce serait un coup de semonce pour ceux qui, jusque-là, pensaient pouvoir saboter le fonctionnement de notre pays sans jamais être inquiétés. Ce serait aussi et surtout une victoire pour les habitants de Petite-Rivière de l’Artibonite, qui ont subi tant de souffrances et vivent parfois dans la terreur, craignant à tout moment de se retrouver pris au piège d’un règlement de comptes ou d’une descente de gang.
Il ne faut toutefois pas se raconter d’histoires : le chemin est encore long avant de démanteler tous les réseaux criminels et de mettre fin à la collusion entre politiciens et bandits armés. L’arrestation d’un seul individu, fût-il un ancien député, ne suffira pas à nettoyer la scène politique. C’est tout un système qu’il faut repenser, une culture de l’impunité qu’il faut briser, et cela passera forcément par la volonté de toutes les composantes de la société.
Stéphane Boudin
