Racisme entre haïtiens, un fléau presque banal

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En ce samedi matin ensoleillé, une mère au foyer originaire du quartier Nazon à Port-au-Prince déambule tranquillement vers la route de Delmas. Elle compte faire ses courses dans un des nombreux “supermarkets” du coin comme à l’accoutumée. Arrivée à l’entrée du magasin, un vigile la dévisage de la tête aux pieds en la scannant avec un regard perçant, comme si cette dame sans histoire venait là pour commettre un crime. Au même moment, se présente une autre cliente, de race blanche cette fois, le pas pressé et l’allure hautaine. Le même vigile s’écarte alors pour lui libérer le chemin, lui lançant au passage un sourire amical de bienvenue et lui ouvrant grandes les portes de l’enseigne. On n’est pourtant pas en Afrique du Sud durant les années 70’s, ou encore aux États-Unis pendant la période de ségrégation raciale, mais bien en 2019 en Haïti, premier pays indépendant noir des temps modernes.

Il faut croire que le colonialisme laisse des traces durables dans le subconscient des peuples autochtones ayant subi une occupation européenne. En Inde par exemple, la population est divisée en castes. Plus la peau d’une personne est claire, plus elle est considérée comme appartenant à une caste élevée. Le même phénomène existe dans plusieurs pays de l’Afrique de l’Ouest, notamment au Sénégal où la peau claire est synonyme de beauté et de raffinement. Et cette aberration basée sur la teinte cutanée n’a malheureusement pas épargné Haïti, pays où 95% de la population est noire, le reste étant blanc ou mulâtre. À tel point que beaucoup de femmes cherchent aujourd’hui à blanchir leur peau à coup de produits décapants extrêmement agressifs. Cortisone, hydroquinone, mercure… elles sont devenues expertes dans le mélange d’ingrédients aux consonances pas très rassurantes. De vraies chimistes en herbe ! Malheureusement, leur geste aussi inconscient qu’imprudent n’est pas dépourvu de risques. Le nombre de femmes qui consultent des dermatologues pour des problèmes liés au blanchiment de peau a tellement explosé ces dernières années, que même les autorités sanitaires ont dû tirer la sonnette d’alarme face à un fléau qui ne cesse de progresser.

Au-delà de la couleur, c’est les préjugés qui collent à la peau de l’haïtien moyen de façon tenace, presque indélébile. Vous êtes blanc ? Donc forcément vous êtes bien éduqué, riche, élégant, honnête et beau. Prenez le contraire de ces mêmes qualités, et vous avez devant vous un noir. Cerise sur le gâteau, même la langue de Molière que les Français nous ont léguée en guise de cadeau d’adieu contient des expressions pas toujours en faveur du noir. Voyez par vous-même : lorsque vous êtes blanc, vous avez “carte blanche” pour aller où vous voulez, normal, puisque vous avez été “blanchi” de toute accusation en étant “blanc comme neige” (innocent). Le noir lui, c’est différent. Il “broie du noir” du matin au soir, obligé de “travailler au noir” sous le “regard noir” de son patron, de quoi lui donner toutes sortes d’”idées noires”. On va arrêter là la petite parenthèse littéraire pour ne pas complètement “noircir le tableau”.

Plus sérieusement, il est plus que temps que l’haïtien se remette en question et chasse définitivement de son esprit cet étalonnage lié à la couleur de peau. Qu’il s’affranchisse de ce complexe qui n’a pas lieu d’être au XXIe siècle. Pourquoi les autres vont-ils nous respecter si on ne se respecte pas déjà entre nous ? Tout se passe dans notre imaginaire, conditionné par des siècles d’hypnose et de domination. Et cela ne vaut pas seulement pour la couleur de peau, mais pour l’allure extérieure en général. Un pauvre en guenille n’a pas moins de mérite qu’un homme en costume cravate.

À une époque de plus en plus obsédée par l’image et les apparences, où la forme compte plus que le fond, tout est question de perspectives. Un arabe en Haïti ? C’est d’abord un blanc riche de la classe supérieure, respecté et respectable. Mais il était dit que dans le royaume des aveugles, le borgne est roi. Prenez le même arabe et mettez-le au 19e arrondissement à Paris en France, et il devient au mieux un voleur et un menteur, au pire un terroriste fou à lier. Sans oublier les blagues racistes au goût douteux qui l’accompagneront tout au long de sa vie, comme celle qui veut que les chauves-souris et les Arabes fassent la même chose : dormir le jour, et voler la nuit.

Tout cela pour dire que chacun porte son fardeau dans ce monde. Dieu merci, les barrières aussi bien psychologiques que physiques tombent les unes après les autres. Durant les années 60 naissait le mouvement culturel “black is beautiful” qui défendait avec véhémence l’identité raciale panafricaine à travers le monde. Un demi-siècle plus tard, on peut dire que ce mouvement a permis d’éradiquer en grande partie cette forme de racisme intériorisé, comme celle qu’a montrée le vigile de manière inconsciente face à sa compatriote noire qui ne demandait qu’à faire ses courses normalement. D’ailleurs, pour la petite histoire, le vigile en question a été licencié peu de temps après par son patron d’origine libanaise, sans motif. Dans la vie, on ne sait jamais quand la roue va tourner. Et ça au moins, c’est écrit noir sur blanc.

D. Ferdinand/LE FLORIDIEN

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