Par Stéphane Boudin
Port-au-Prince, en ce moment même, ressemble à une véritable zone de guerre. Alors que les préparatifs pour le déploiement d’une force multinationale se concrétisent, les gangs armés semblent littéralement déchaînés dans les rues de la capitale, mais aussi dans le reste du pays.
Privés de tout espoir de négociation avec les autorités légitimes, ces groupes criminels n’ont apparemment plus rien à perdre. Ils profitent des derniers jours de leur emprise sur des pans entiers du territoire pour s’adonner à un véritable pillage généralisé. Rien ni personne ne semble épargné par leurs exactions.
Les rapports qui nous parviennent des différents quartiers sont tout simplement effroyables. Les gangs n’hésitent plus à s’attaquer à tout ce qui bouge. Ils mettent à sac des résidences privées, des écoles, des églises, des commissariats, des commerces, des ministères, des hôpitaux. Même la Bibliothèque nationale a eu droit à leur visite, et certainement pas pour le prêt de bouquins. Leur objectif semble être de prendre absolument tout ce qui a une quelconque valeur, même les biens les plus modestes.
De nombreux témoignages font état de scènes d’une extrême violence lors de ces raids menés par des hommes armés jusqu’aux dents. Conscients qu’ils évoluent dans un pays où la loi n’existe plus, les criminels, confiants quant à leur force et parfois enhardis par les drogues qu’ils prennent, débarquent à visage découvert sans même prendre la peine de mettre des cagoules. Les pillards n’hésitent pas à tirer à vue sur quiconque tente de s’interposer. On continue à comptabiliser chaque jour de nombreuses victimes, tant parmi les civils que du côté d’une police nationale impuissante.
La situation est d’autant plus préoccupante que les gangs continuent à s’adonner parallèlement aux kidnappings visant aussi bien les familles aisées que les pauvres. L’objectif est clair : amasser un maximum de rançons avant de voir leur empire s’effondrer. Les cas d’enlèvements se multiplient à un rythme effréné ces derniers jours.
Face à ce chaos généralisé, la population vit dans la peur et l’angoisse permanentes. De nombreuses familles ont déjà tout perdu. D’autres n’ont d’autre choix que de se terrer chez elles, privées de la liberté la plus élémentaire d’aller et venir.
Si l’arrivée prochaine de renforts internationaux représente une mince lueur d’espoir, beaucoup d’Haïtiens se demandent combien de temps et de vies encore cette insoutenable spirale de violence fera avant d’être définitivement stoppée. L’intervention réclamée depuis des mois semble désormais donner lieu à un véritable bras de fer avec ces gangs prêts à tout pour retarder l’échéance fatidique. Et plus on attend, plus la situation devient complexe, étant donné que les bandes criminelles continuent de s’équiper en armement lourd et en matériel sophistiqué dernier cri. Dernièrement, les gangs ont même eu recours à un drône pour faire du repérage avant d’attaquer une prison de la capitale pour faire sortir les prisonniers.
Face à cette situation chaotique, Haïti se retrouve face à un choix cornélien : faut-il opter pour une confrontation frontale avec les gangs, au risque d’un bain de sang, ou bien engager un processus d’inclusion et de réconciliation nationale pour intégrer ces groupes criminels dans les rangs de la société, voire dans l’armée ou la police nationale ? La question est délicate, mais mérite d’être posée.
Une confrontation directe pourrait se traduire par une escalade de la violence. Les gangs, lourdement armés et déterminés, ne reculeraient probablement devant rien pour défendre leur territoire et leurs intérêts. Les opérations militaires risqueraient de provoquer des pertes humaines considérables, tant chez les forces de l’ordre que parmi les civils pris entre deux feux. Le souvenir du massacre de La Saline est encore vivace dans les esprits, et la population ne veut certainement pas revivre un drame traumatisant de ce genre.
Cependant, la simple perspective de négocier avec des criminels endurcis et de les intégrer dans la société, voire dans l’armée, suscite des réserves compréhensibles. Beaucoup de ces chefs de gangs ont prouvé à maintes reprises leur brutalité et leur manque de scrupules. Car derrière leurs discours populistes de Robin des Bois prônant le Viv Ansanm, on découvre vite qu’ils sont surtout motivés par des ambitions personnelles et des gains financiers substantiels. Un peu comme nos politiciens. Dernièrement, des images satellites ont révélé des villas de luxe appartenant à ces mêmes chefs, protégées par des milices lourdement armées. Cela montre clairement que, pour beaucoup, l’intérêt des pauvres qu’ils prétendent défendre n’est qu’un prétexte pour légitimer leurs activités illicites.
Malgré cela, l’inclusion et la réconciliation nationale peuvent représenter une alternative viable à long terme. En intégrant les membres des gangs dans des programmes de réhabilitation et de réinsertion, il serait possible de les détourner de la criminalité. Certains experts suggèrent même de les incorporer dans les forces armées, où leur connaissance du terrain et leurs compétences en matière de combat pourraient être mises au service de la nation. Cette option permettrait de transformer d’anciens ennemis en alliés potentiels, prêts à défendre leur pays plutôt qu’à s’entretuer.
Le succès de cette approche dépendrait toutefois de plusieurs conditions préalables. Premièrement, il faudrait instaurer un climat de confiance et de dialogue entre les différentes parties prenantes, ce qui n’est pas une tâche aisée. Les autorités devraient également garantir que les anciens criminels ne profitent pas de leur nouveau statut pour perpétuer des activités illicites sous couvert de légitimité. Des mécanismes de surveillance et de contrôle rigoureux devraient être mis en place pour éviter tout dérapage.
Deuxièmement, il est crucial de s’attaquer aux causes profondes de la criminalité en Haïti : la pauvreté, le chômage et l’absence de perspectives d’avenir pour une grande partie de la population. Tant que ces problèmes ne seront pas résolus, de nouveaux gangs continueront d’émerger pour remplir le vide laissé par ceux qui auraient été réintégrés. Une stratégie globale de développement économique et social s’impose donc pour accompagner toute tentative de réconciliation.
Enfin, la communauté internationale aurait un rôle clé à jouer dans ce processus. En fournissant un soutien financier et logistique, elle pourrait aider à renforcer les institutions haïtiennes et à garantir la réussite des programmes de réinsertion. L’expérience d’autres pays ayant réussi à intégrer d’anciens combattants dans leurs forces armées pourrait également servir de modèle. Mais pour l’heure, attendons l’arrivée du renfort kényan et espérons que le clash tant redouté n’aura pas lieu.