Un Carnaval 2020 qui ne fait pas l’unanimité

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Cette année, le Carnaval sera organisé sous le thème ‘’ Ann pote kole pou Ayiti ka dekole’’. Les préparatifs vont bon train pour cet événement incontournable de l’agenda culturel haïtien qui se tiendra du 23 au 25 février prochain. Pour rappel, l’édition de l’année dernière fut annulée suite aux violentes manifestations qui avaient paralysé l’ensemble du pays. Aujourd’hui encore, des voix s’élèvent pour dénoncer l’incongruité d’organiser un Carnaval alors que Haïti est toujours enfoncé dans une crise politique, sociale et économique chronique.

Le Carnaval en Haïti, une tradition ancestrale

Le Carnaval est un moment de retrouvailles, de joie et de réjouissance pour les Haïtiens qui y célèbrent la vitalité de leur culture. Financé à la fois par les pouvoirs publics et le secteur privé (entreprises et riches fortunes), le Carnaval commence généralement dès le mois de janvier par une période de rodage (pré-carnaval) pour terminer en trombe le jour du Mardi gras. Symboliquement, ces festivités permettent aux gens de profiter des plaisirs de la vie avant d’entamer le carême qui s’étale sur les 40 jours qui précèdent Pâques.

Chaque année, les participants redoublent d’imagination pour séduire le public, se trémoussant sur des chars aux décorations plus inspirées les unes que les autres. Les DJ s’activent en arrière-plan pour animer aussi bien les figurants que les spectateurs. De nombreux groupes jouent du rap, Konpa ou du Rasin à pleine puissante, inondant les foules avec des mélodies endiablées, parfois accompagnées de paroles contestataires, signe que la politique n’est jamais bien loin, surtout en ces temps troubles. La gastronomie n’est pas en reste puisque de multiples stands proposent grillades et boissons à profusion et pour tous les goûts. En règle générale, les défilés terminent leur parcours sur la grande place du Champ de Mars après avoir sinué à travers les rues de la capitale. Le Carnaval haïtien a plus de 2 siècles d’histoire et fait partie intégrante de la culture et du folklore local.

Malheureusement, les fêtes extravagantes telles qu’on les connaissait ont perdu de leur superbe ces dernières années, en grande partie à cause de l’insécurité, de la dégradation de la situation socio-économique, mais également de l’amateurisme des organisateurs. Il est regrettable qu’un événement de ce calibre soit piloté par des comités dont certains membres sont là par pur hasard, n’ayant aucune compétence dans le domaine. Cela se ressent forcément sur la qualité de l’organisation qui ressemble plus à de l’improvisation qu’à autre chose. Tout le monde a encore en mémoire l’incident du carnaval de 2015 qui avait coûté la vie à 18 personnes, poussant les autorités à y mettre fin de manière prématurée. Durant le défilé, un figurant avait essayé de soulever un câble électrique qui gênait le passage de son char. Malheur lui en a pris, puisque lui et d’autres personnes l’accompagnant ont été grillés instantanément. L’incident a provoqué un mouvement de panique de la foule qui a engendré d’autres morts. La joie et la bonne humeur ont alors laissé place au choc et à la désolation. Jamais une telle catastrophe n’aurait eu lieu si les organisateurs avaient pris soin de bien baliser le parcours.

Les Haïtiens ont la gueule de bois et pas vraiment la tête à la fête

Même si le Carnaval est une occasion pour de nombreux Haïtiens de se changer les idées, force est de constater que l’environnement morose dans lequel est plongé le pays n’est pas propice aux grandes ferveurs festives. Kidnapping, vols et meurtres sont le lot quotidien des citoyens. Beaucoup estiment que la situation sécuritaire actuelle ne permet pas d’organiser le Carnaval dans de bonnes conditions. Malgré les gages du gouvernement, la grande majorité de la population reste sceptique. Une marche de protestation anti-carnaval a même été organisée par des étudiants qui en ont profité pour saccager des stands au niveau du Champs-de-Mars afin d’obliger les autorités à faire marche arrière.

Certains médias pensent également à zapper l’édition de cette année par crainte pour la sécurité de leur personnel. C’est notamment le cas de Radio-Télévision Caraïbes qui estime qu’il lui sera difficile de couvrir l’événement si la situation sur le terrain ne s’améliore pas, surtout à Port-au-Prince et à Jacmel où le Carnaval aura lieu du 14 au 16 février. Les gens eux sont partagés et attendent de voir comment les choses vont évoluer avant de prendre une décision quant à une éventuelle participation. C’est le cas notamment de Claudette, jeune femme de 19 ans qui ne déborde pas d’enthousiasme à l’idée de se joindre aux fêtards cette année : “moi et mes amies sommes un peu inquiètes que des criminels s’immiscent dans la foule et gâchent la fête’’.

Le Président entend lui maintenir le calendrier comme prévu. À ce titre, il a effectué une visite surprise au stand de la Mairie de Port-au-Prince, en compagnie de son épouse et de membre du comité d’organisation. L’occasion pour le Chef de l’État de prendre la température sur le terrain, mais aussi de démentir certaines rumeurs, notamment celle concernant d’éventuelles dissensions avec la Maire de la ville. À ceux qui considèrent qu’une population affamée a d’autres chats à fouetter plutôt que de faire la fête, Jovenel lui pense que la bamboche populaire est le meilleur remède pour calmer les maux du pays et aider les citoyens à oublier leurs soucis, même si c’est pour un laps de temps assez court.

Des retombées économiques limitées

Le Carnaval est un événement festif qui ne se limite pas à Haïti. Beaucoup de pays du continent américain et européen l’organisent assez régulièrement, avec des variantes selon les traditions et les coutumes locales. À titre d’exemple, le Carnaval de Rio, l’un des plus connus au monde, peut attirer jusqu’à 6 millions de personnes, dont 1 million de touristes. Cela se répercute forcément sur l’économie, avec à la clé des milliers d’emplois saisonniers créés, des commerces et des hôtels qui se frottent les mains, et une belle exposition médiatique à l’échelle planétaire. Les analystes estiment à environ 2 milliards de dollars la manne récoltée chaque année. Autant dire que c’est un business qui peut être extrêmement juteux, pour peu que les pouvoirs publics jouent le jeu.

Le Carnaval haïtien n’a rien à envier à celui de Rio dans la mesure où il puise lui aussi ses racines dans une tradition séculaire, à la fois riche et variée. Malheureusement, nos gouvernants ne savent toujours pas comment exploiter cette mine d’or sur laquelle ils sont assis. Ils préfèrent gaspiller leur énergie dans des querelles politiciennes stériles au lieu de s’évertuer à mettre en place un plan viable qui puisse rentabiliser le Carnaval et attirer des milliers de visiteurs comme cela se fait ailleurs. Beaucoup ont remarqué durant la décennie écoulée une dégradation notable sur le plan organisationnel qui a eu des répercussions assez négatives. Les inconditionnels du Carnaval d’Haïti estiment que celui-ci a perdu de son lustre et n’est plus ce qu’il était dans le temps.

Sur le plan économique cette année, les opérateurs ne s’attendent pas à pouvoir tirer grand-chose de cet événement. Que ça soit les petits commerces, les hôteliers ou les loueurs de voitures, tous prédisent des chiffres à minima. La cause première de ce flop annoncé est l’insécurité qui ne cesse de grever toute tentative de résilience, surtout avec l’avènement du phénomène des enlèvements qui fait fuir les touristes (édition Vol 20 No. 450). La diaspora haïtienne, très convoitée lors de cette période pour son apport à l’économie locale et son pouvoir d’achat élevé, rechigne à faire le déplacement cette année. Comme le dit si bien un habitant de Miami originaire de Les Cayes : “je vais en Haïti pour retrouver les proches et faire la fête, pas pour me faire kidnapper. Donc cette année, j’ai décidé de ne pas y aller même si c’est une décision qui me fait mal au cœur”. Entre la raison et la passion, ce citoyen semble en tout cas avoir fait son choix.

SB/LE FLORIDIEN
14 février 2020

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