MIAMI — Malpasse est une petite localité de la commune de Ganthier. Elle a une situation stratégique puisqu’elle se trouve à la frontière avec la République Domincaine. Traversée par la route Nº8 qui relie Port-au-Prince à Saint-Domingue, elle est devenue au fil des années le centre de la contrebande et des petits trafics entre les deux pays. Des activités illicites qui font vivre toute une communauté d’un côté, mais qui font perdre des milliards de gourdes chaque année à l’État de l’autre. Le 24 novembre, “un crime honteux et barbare” selon les propres termes du Président de la République a fait 6 morts d’après le dernier bilan communiqué par les autorités. Aujourd’hui encore, Malpasse a la gueule de bois et continue à panser ses plaies. La population quant à elle semble toujours marquée par une violence sans pareil qui s’est déchainée sur la ville.

Que s’est-il vraiment passé ce samedi 24 novembre à Malpasse ?

Il faisait beau ce jour-là à Malpasse. Entre 25 et 28 degrés, ciel dégagé, de bon augure pour les affaires. Et les affaires, ce n’est pas ce qui manque ici, surtout pour ceux qui s’adonnent au trafic de contrebande. Il n’y a pas une famille dans cette petite bourgade qui n’a pas un membre qui soit impliqué dans cette activité illicite. Il faut dire que le chômage ici bat des records, surtout chez les jeunes.

“À la maison, j’ai 12 bouches à nourrir. Il n’y a pas de travail à Malpasse et l’État nous a abandonnés depuis longtemps. La contrebande est mon seul gagne-pain. Si je ne faisais pas ça, dieu sait dans quelle situation on se retrouverait aujourd’hui” nous a indiqué ce petit contrebandier qui parle à visage découvert. Lorsqu’on lui pose la question de savoir s’il n’a pas peur de se faire arrêter en se dévoilant ainsi, il balaie notre crainte d’un revers de la main : “tout le monde sait ce que nous faisons ici. La police et la douane sont complices”. Cette affirmation nous a été confirmée par d’autres passeurs qui nous ont indiqué acheter la complaisance des agents d’autorité avec quelques billets. Des fois même, ils sont payés en nature avec une partie de la marchandise importée.

Mais il était écrit qu’un jour à Malpasse, ça allait mal se passer. Ce samedi 24 novembre donc, 2 chauffeurs se présentent avec leur cargaison au point de contrôle de la douane. L’agent en poste à ce moment est un dénommé Philippe Accilaire. Des tractations commencent alors pour favoriser un passage en douceur. Mais le douanier qui s’est apparemment levé du mauvais pied ce jour-là ne semble pas très coopératif. La proposition des deux chauffeurs de faire passer 2 camions en payant le prix d’un seul se voit opposer un niet catégorique. Les négociations étant bloquées – excès de zèle du douanier à cause d’un bakchich insuffisant ? – les esprits ont commencé à s’échauffer et les 2 chauffeurs sont tués sur place. La version officielle affirme quant à elle que les chauffeurs ne se sont pas arrêtés au point de contrôle, ce qui a poussé le douanier à tirer (sans sommation apparemment !). Dans tous les cas, la population, estimant qu’il y’avait là un abus de pouvoir de la part “d’agents corrompus” et cupides, a décidé de se faire justice elle-même en attaquant le centre de douane avec des machettes, des pierres et même des armes à feu. Les 4 agents surpris puis effrayés par cette révolte soudaine se sont réfugiés dans le bâtiment le plus proche. Les assaillants l’ont encerclé avant d’y mettre le feu, brûlant à vif les 4 douaniers présents à l’intérieur. Le corps d’un des douaniers sera même repêché dans le lac Azuei mitoyen. Le malheureux s’est noyé en s’y jetant afin d’abréger ses souffrances provoquées par les flammes. Quant aux agents de la police, ils ne sont pas intervenus pour protéger leurs collègues. Mieux, 8 policiers ont pris leurs jambes à leur cou et sont allés se réfugier… en République Domicaine. Une débandade qui démontre à quel point l’autorité de l’État est absente dans cette région du pays. Pourtant, Malpasse se trouve dans une zone stratégique à la fois pour la sécurité et l’économie nationale.

Violence, corruption et contrebande à Malpasse : un cocktail explosif

En mai 2017 déjà, un événement qui aurait dû alerter les pouvoirs publics est passé inaperçu. Les transporteurs de Malpasse avaient entamé une grève pour protester contre l’état dégradé de la route, le délabrement des infrastructures de la région ainsi que la corruption qui gangrène la douane. Les agents de l’administration générale de la douane (AGD) étaient en effet devenus des négociants hors pair et semblaient avoir un sens aiguisé des affaires. Ils ont trouvé le moyen de faire jouer la concurrence pour augmenter les enchères (i.e les pots-de-vin). Ceux qui payent le plus passent, et les autres sont surtaxés. Loin de la capitale et à l’abri des regards de l’administration centrale, les agents affectés à Malpasse avaient les coudées franches pour s’en mettre plein les poches. Selon un chauffeur coutumier des allers-retours entre Haïti et la République dominicaine, il n’y a pas un passage où il n’a pas eu à graisser la patte d’un agent.

C’est d’ailleurs cette corruption à grande échelle qui a encouragé la contrebande et les petits trafics en tout genre. Des bandes criminelles se sont constituées et leur influence prenait de l’ampleur au fur et à mesure que l’autorité de l’État se dégradait. Mieux organisée et mieux équipée que les forces de l’ordre locales, cette mafia a étendu son activité en rackettant les petits commerçants sans protection. Pourtant, tout le monde sait qu’à chaque fois que l’État laisse un vide, celui-ci sera vite comblé par l’informel et la criminalité. C’est de cette façon que l’administration locale a créé des monstres qui ont fini par la dévorer.

La contrebande, un fléau qui coûte des milliards de gourdes à l’État

La contrebande fait perdre chaque année à l’État haïtien 500 millions de dollars. Pourtant, le gouvernement ne fait rien pour recouvrer cette somme. Tous les points de contrôle douaniers sont dans un état de délabrement avancé. Les 4 postes-frontière existants entre Haïti et la République dominicaine, à savoir Ouanaminthe, Belladère, Malpasse et Anse-à-Pitres sont devenus des passoires à ciel ouvert. Ne parlons même pas du port de Port-au-Prince où règne une opacité malsaine. Contre quelques billets, vous pouvez faire entrer tout et n’importe quoi : médicaments, vêtements contrefaits, produits alimentaires périmés ou ne respectant pas la chaîne du froid, armes à feu, drogues. Les agents de la douane eux manquent de moyens pour pouvoir faire leur travail correctement. Même leur salaire n’arrive pas de façon régulière. Pas étonnant dès lors qu’ils cherchent à arrondir les fins de mois en ayant recours au système D.

Il faut savoir que plus de 30% des importations d’Haïti proviennent de la République dominicaine voisine, pour un montant global qui dépasse les 1,5 milliard de dollars. C’est pour cette raison que le commerce transfrontalier attise les convoitises, notamment celui des trafiquants et des contrebandiers. Mais au-delà du manque à gagner pour l’État, c’est la sécurité des citoyens qui est en jeu. Avec un marché inondé de produits non contrôlés et qui ne respectent aucune norme de qualité ou d’hygiène, Haïti est devenu au fil des années un marché sauvage où toute marchandise impropre à la consommation ailleurs est écoulée sans grande difficulté.

Dessalines Ferdinand,
LE FLORIDIEN

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