Il fut une époque pas si lointaine où l’équipe d’Haïti de football ne craignait aucun adversaire et pouvait tenir tête à n’importe quelle grande nation du ballon rond. Comme dirait Charles Aznavour, on parle ici d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître. Le décès le 14 août dernier du défenseur Ernst Jean-Joseph alias ‘Grimo’ à l’âge de 72 ans nous donne l’occasion de rendre hommage à cette génération dorée du football haïtien qui a fait rêver tout un peuple.

On est le 15 juin 1974 à Munich, dans un Olympiastadion plein à craquer (51 000 spectateurs). Les grenadiers s’alignent au bord de la pelouse pour entonner pour la première dans une coupe du monde de football l’hymne haïtien. Les joueurs arborent une coupe afro de rigueur à l’époque, et pour certains, des pattes de cheveux que l’on pensait indémodables. Dans le regard des joueurs, on peut décerner de l’émotion et beaucoup de détermination. Pour ce premier match, les Grenadiers affrontent un ogre du football mondial : l’Italie. Double championne du Monde et finaliste de la dernière édition, La Nazionale entame la compétition avec le statut d’archi-favori. Mais d’entrée de jeu, les Italiens sentent bien qu’ils auront affaire à un adversaire coriace qui ne vendra pas si facilement sa peau.

À l’époque, la majorité des joueurs de l’équipe nationale d’Haïti venait soit du Violette Athletic Club, soit du Racing Club Haïtien (doyen des clubs haïtiens qui a fêté ses 100 ans en 2018). Seul le capitaine Wilner Nazaire évoluait dans un club étranger, en l’occurrence l’US Valenciennes Anzin en France. L’encadrement technique était lui aussi 100% local, avec à la barre Antoine Tassy, alias Zoupim, entraîneur mythique qui avait conduit les Grenadiers à la conquête quelques mois auparavant de leur première coupe CONCACAF. D’ailleurs, sentant qu’il avait entre les mains un excellent outil de propagande pour redorer son image de dictateur, Jean-Claude Duvallier ira jusqu’à promettre aux joueurs 300 000 $ de prime en cas de victoire, et 200 000 $ pour chaque match nul durant cette Coupe du Monde.
Durant la première mi-temps de ce match historique Haïti – Italie, les deux nations s’observent. Derrière, le gardien haïtien Henri Fancillon veille aux grains et ne laisse rien passer. Les rares tentatives italiennes sont repoussées d’une main ferme par Fancillon qui rassure ses coéquipiers. Ces derniers abordent donc la deuxième mi-temps avec un esprit plus conquérant, sentant que ces Italiens étaient prenables. Le fer de lance des Grenadiers durant cette période n’est autre qu’Emmanuel Sanon, un buteur né considéré comme un véritable renard des surfaces. Sa bonne vision du jeu, sa force athlétique exceptionnelle ainsi que son aisance naturelle à se démarquer permettaient de porter facilement le danger vers le but adverse.

À la 46ème, soit à peine 1 minute après le début de la deuxième mi-temps, coup de tonnerre!!

Le milieu de terrain Philippe Vorbe fait une merveille de passe en profondeur à Sanon, avec l’extérieur du pied s’il vous plait! Sanon étalera alors au monde entier toutes ses qualités techniques et physiques. Grâce à son explosivité, il prend de vitesse l’expérimenté défenseur italien qui était au marquage, et qui n’a eu d’autre choix que d’essayer de retenir Sanon par son maillot. À force de tirer, le joueur italien a même failli lui-même trébucher, tellement Sanon se tenait solidement sur ses jambes. Arrivé au niveau de la zone de réparation, Sanon voit débouler sur lui le gardien Dino Zoff, fort de sa série de 1143 minutes sans encaisser un but.

Sanon amorce alors un subtil crochet qui enrhume littéralement le portier italien. Ce dernier, étalé de tout son long par terre, ne peut que suivre des yeux le talentueux attaquant haïtien qui n’a plus qu’à pousser le ballon dans les cages vides. Stupeur et explosion de joie dans les gradins de l’Olympiastadion. Le banc de touche haïtien est aux anges. L’encadrement et les remplaçants, tous en survêt, sautent d’allégresse. Le Catenaccio, ce célèbre système de défense italien censé ne rien laisser passer, vient d’être transpercé par Sanon. Une légende est née!

Après ce but historique, les Haïtiens, qui pensaient avoir fait le plus dur, vont avoir un relâchement coupable qui permettra aux Azzuri (surnom des joueurs italiens) de revenir au score avant de remporter le match 3 buts à 1. C’est là que l’on mesure l’importance de l’expérience dans les grands rendez-vous. Les Haïtiens savaient comment gagner, mais ils devaient apprendre à ne pas perdre. Gérer une victoire est un art dans lequel les Italiens étaient passés maîtres, comme le fait de rester allongé pour simuler une blessure et grignoter ainsi de précieuses minutes de temps de jeu.

Après ce premier match, la préparation des Grenadiers fut perturbée par l’exclusion de feu Ernst Jean-Joseph qui a été contrôlé positif à un médicament qu’il prenait contre l’asthme. En plus d’être révoqué de l’équipe, Ernst fut même condamné après son retour au pays à deux ans de prison par le régime Duvalier. Affectés mentalement par cet épisode, les Grenadiers finiront par s’incliner lors de leurs deux derniers matchs contre la Pologne et à l’Argentine. Sanon réussira tout de même à marquer un autre but d’anthologie face à l’Argentine, avec une frappe sèche de plus de 20 mètres qui viendra se loger dans la lucarne du gardien Daniel Carnevali. Il reste à ce jour le seul buteur haïtien en Coupe du Monde.

Ce mondial aura aussi permis à beaucoup de joueurs de se faire connaître à l’échelle internationale et d’être approchés par de grandes équipes européennes. Le gardien Francillon ira ainsi tenter sa chance en Allemagne du côté de TSV 1860 Munchen, alors qu’Emmanuel Sanon se verra proposer un contrat au Beerschot VAV en Belgique avant de terminer sa carrière chez les Sockers de San Diego. Sanon, symbole de cette génération pétrie de talent, nous quittera malheureusement assez tôt à l’âge de 56 ans, emporté par un cancer du pancréas foudroyant. Les hommages qui lui seront rendus au stade Sylvio Cator réunirent plus de 10.000 admirateurs inconsolables. De mémoire, aucun politique haïtien, mort ou vivant, n’a réussi à rassembler une telle ferveur autour de sa personne. Aujourd’hui, les Grenadiers sont en pleine phase de reconstruction. Leurs derniers résultats, notamment durant la Gold Cup 2019 où ils ont loupé la finale de justesse, laissent présager l’émergence d’une nouvelle génération talentueuse, avec Duckens Nazon comme potentiel successeur du légendaire Emmanuel Sanon.

Stéphane Boudin

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