PORT-AU-PRINCE — C’était en 1995, soit il y’a un peu plus de deux décennies de cela. L’armée haïtienne venait d’être démantelée par l’Assemblée nationale suite à l’opération Uphold Democracy qui a vu le débarquement de forces étrangères en vue de rétablir une certaine stabilité dans le pays. Il faut dire que la réputation des Forces armées d’Haïti (Fad’h) était jusque-là entachée par une douzaine de coups d’État militaires, la dernière en date ayant conduit à l’éviction de Jean-Bertrand Aristide après son élection démocratique en 1991. C’est donc sans surprise que ce dernier va entériner la démobilisation de cette institution pour prémunir le pouvoir en place de toute nouvelle velléité frondeuse des militaires. Un calcul qui ne va pas se révéler payant puisqu’il subira un deuxième coup d’État quelques années plus tard (2004), de la part d’un groupe de rebelles cette fois-ci (dont une majorité constituée d’anciens militaires).

Depuis, Haïti a connu des hauts et des bas, sa sécurité étant principalement assurée par des contingents étrangers suppléés par la police locale. Il a fallu attendre un conseil des ministres tenu le 9 octobre 2015 pour que le dossier de l’armée haïtienne soit remis sur la table. Le chef de l’État Michel Martelly et son gouvernement d’alors avaient adopté le ” décret portant sur l’organisation et le fonctionnement du ministère de la Défense ” pour une remobilisation officielle des Forces armées d’Haïti. Mais cette annonce tonitruante allait rester lettre morte.

Son successeur, Jovenel Moise, a repris ce dossier brulant à son compte afin de respecter une de ses promesses électorales et joindre par la même occasion l’acte à la parole. Ainsi, le 18 novembre 2017, lors de la commémoration du 214e anniversaire de la bataille historique et décisive de Vertières, quelque 150 militaires formés en Équateur ont défilé dans la deuxième ville du pays, le Cap-Haïtien. Il s’agissait là de la première parade des Forces armées d’Haïti remobilisées par le président actuel. Cette démonstration de force, qui peut paraître symbolique au premier abord, n’en est pas moins un signal fort lancé aux détracteurs qui doutent de la capacité du pouvoir en place à réinstaurer une armée professionnelle (nous l’espérons bien) dédiée à la protection de la nation et de ses institutions démocratiques.

L’armée, un des piliers de la nation haïtienne

Depuis toujours, l’armée a été omniprésente dans l’histoire d’Haïti puisque ses origines remontent à la révolution pour l’indépendance qui a vu de vaillants combattants indigènes mettre en déroute la puissante armée de Napoléon (France), et ce malgré des moyens de guerre plus que limités. Grâce à des capacités stratégiques et tactiques hors du commun, Haïti a acquis sa souveraineté avec panache en tant que premier état indépendant noir du monde moderne (deuxième État indépendant du continent américain après les États-Unis). Mais cette euphorie post-indépendance allait malheureusement être de courte durée puisque les espoirs placés dans l’armée seront mis à mal par des querelles intestines sans fin.

Les vicissitudes de l’institution militaire allaient durer plus d’un siècle et demi, ne prenant fin qu’en 1995, lorsque l’ancien prêtre de Saint Jean-Bosco mettait un terme à son existence afin de pouvoir régner en toute quiétude, à vie si possible, comme tout bon président-dictateur qui se respecte. Pour mieux mettre son plan machiavélique à exécution, l’ancien chef de l’État, apprenti-sorcier à ses heures perdues, a décidé d’asseoir son autorité en créant une pseudo-armée parallèle, “les chimères”, avec la suite que l’on connaît.

Moïse réactive le dossier de l’armée et installe un nouveau Haut État-major

L’absence d’armée dans le pays a créé une lacune institutionnelle et sécuritaire qui ne pouvait perdurer indéfiniment. Les forces de stabilisation en Haïti (MINUSTAH) essayaient certes pendant près de quatorze ans tant bien que mal de combler ce vide. Face aux incertitudes engendrées par l’absence d’une armée en bonne et due forme et pour faire avancer le processus de son rétablissement, le président Jovenel Moïse a installé ce 27 mars 2018 les membres du nouveau Haut État-major.

” C’est avec un sentiment du devoir accompli que je participe à la cérémonie de présentation et d’installation du Haut État-major des FAd’H. J’ai fait mon devoir. Ces officiers devront remplir le leur en mettant sur pied un corps professionnel dédié à la protection de la Nation “, a dit le chef de l’État lors de son allocution pendant la cérémonie de présentation.

Selon le président, le haut état-major sera chargé de coordonner les actions des FAD’H afin que l’institution puisse pleinement jouer son rôle et garantir la sécurité et l’intégrité du territoire national. Le président de la République a en outre souligné qu’avec la “remise” en place de l’institution militaire, ” son administration entend donner à la nation, à côté de la Police Nationale, les moyens de garantir sa sécurité et permettre à notre pays d’apporter sa pierre à la sécurité régionale et internationale “.

Des Organisations des droits de l’homme montent au créneau

L’histoire des Forces armées d’Haïti (FADH) a été mouvementée avec des périodes sombres jalonnées d’exactions, de crimes et de coups d’État. Autant d’événements qui ont constitué des obstacles au bon développement du pays et qui ont laissé des traces indélébiles dans la mémoire des Haïtiens.

Le Haut état-major est composé su lieutenant-général et commandant en chef Intérimaire, Monsieur Jodel Lesage, et de six membres : le général de brigade Sadrac Saintil, chef d’état-major général ; le colonel Jonas Jean, inspecteur général ; le colonel Jean-Robert Gabriel, assistant chef d’état-major G1/G3 ; le colonel Derby Guerrier, assistant chef d’état-major G2/G4, le colonel Joseph Jacques Thomas, secrétaire de l’état-major général ; le colonel Fontane Beaubien, membre de l’état-major personnel du commandant en chef.

Aujourd’hui, plusieurs responsables d’organisations de protection des citoyens, tels que Pierre Espérance, directeur du réseau national de défense des droits humains (RNDDH), critiquent la manière dont l’état compte remobiliser l’armée : “Il n’y a pas les structures nécessaires pour le recrutement, ni de cadre légal pour définir les missions de cette armée” note Espérance. “Ceux qui sont maintenant au pouvoir veulent créer une milice politique ou un groupe paramilitaire, pas une force armée” dénonce-t-il.

Les sept hauts gradés qui composent le haut État-major appartenaient à l’ancienne armée et l’un des colonels aurait directement été impliqué dans un massacre de civils en 1994, pendant la dictature militaire issue d’un coup d’État sanglant contre l’ancien président Jean Bertrand Aristide en 1991.

Quand les vieux démons resurgissent

D’aucuns s’accordent à dire que si l’actuel gouvernement veut vraiment réinstaller une armée professionnelle, il serait préférable de mettre à sa tête des personnes au pedigree immaculé, et non pas des gradés avec du sang sur les mains et qui ont participé aux atrocités ayant endeuillé de nombreuses familles.

Un sénateur américain s’oppose

Le sénateur de la Floride, Marco Rubio, s’oppose à la mise en place d’une nouvelle armée par Jovenel Moïse pour sécuriser le territoire national. Le parlementaire américain pense que cette décision n’est pas prioritaire pour Haïti compte tenu de l’état actuel des choses.

” Je continue à me demander pourquoi, avec tant d’autres besoins, Haïti poursuivrait la création d’une armée “, a déclaré le sénateur républicain dans les colonnes de Miami Herald. En plus, le représentant républicain au Congrès ne voit pas d’un bon œil la nomination des 7 personnalités de l’État-major avec un passif entaché d’exactions et de violations de droits humains sous le règne de l’ancienne armée.

“Choisir sept personnes sanctionnées par les États-Unis pour la diriger [l’armée] ne fait que confirmer que j’avais raison de m’y opposer “, poursuit Rubio dans ses opinions postées sur son compte Twitter.

Le président Jovenel Moise justifie le rétablissement de l’armée

Le gouvernement Moise-Lafontant a tranché, estimant que la présence des anciennes figures à la tête de l’institution militaire a pour but de pallier le manque d’expérience des nouveaux cadres, même si cela peut être perçu par certains comme un très ” mauvais signe “.

Face aux inquiétudes nées du retour de l’armée au sein de la société haïtienne, le gouvernement a assuré de son utilité pour la population. Selon le chef de l’État, les leçons tirées du séisme dévastateur du 12 janvier 2010, de l’ouragan Matthew d’octobre 2016 ou encore de l’ouragan Irma ont prouvé la nécessité pour le pays de pouvoir déployer ses propres moyens en vue de faire face aux désastres et relever les défis qui les accompagnent. ” Le Corps du génie et l’Unité médico-sanitaire qui étaient jusqu’ici un embryon d’armée se sont révélés être d’une extrême utilité et d’une grande efficacité sur tous les théâtres d’opérations de secours. Par ma voix, le peuple haïtien leur dit : bravo et merci “, a-t-il déclaré.

Le président de la République n’a avancé que le rétablissement de l’armée ” n’est pas un acte émotionnel ou partisan destiné à satisfaire une chapelle politique, un groupement ou un groupuscule. C’est plutôt un acte d’État à caractère patriotique et inclusif dans la mesure où les FAD’H se présentent aujourd’hui comme une nécessité, un passage obligé dans la lutte contre les calamités naturelles ou provoquées “, ajoutant que les FAD’H ont pour mission de s’investir à fond dans toute activité du gouvernement qui requiert son savoir-faire et son expertise dès lors que cela lui a été demandé.

“Outre la dissuasion qui est la mission naturelle de toute armée, les forces armées sont aujourd’hui un puissant outil dans la gestion des risques et des désastres pour un pays exposé en permanence aux catastrophes naturelles”, a précisé d’un autre côté Hervé Denis, ministre de la Défense.

Quid du budget national limité ?

Avec un budget national famélique qui ne dépasse pas les 2,2 milliards de dollars, la question du coût de cette nouvelle armée — qui selon les prévisions du ministère devrait compter à terme entre 3.000 et 5.000 soldats — est posée par nombre d’observateurs, tant haïtiens qu’étrangers. “Il serait mieux que les autorités concentrent leurs efforts sur la police nationale, sur un meilleur déploiement des policiers qui doivent être mieux équipés pour qu’ils puissent faire leur travail”, estiment certains experts.

Le gouvernement Moise-Lafontant a peut-être déjà étudié les moyens pour trouver l’argent afin d’entretenir cette nouvelle armée. Haïti est un pays pauvre, c’est un fait, mais il faut dire que les richesses du pays sont mal réparties et que la contrebande et l’informel tuent les revenus de l’état. Voilà pourquoi assainir les institutions étatiques, améliorer le recouvrement des impôts et combattre l’économie souterraine seront d’une grande utilité si le gouvernement veut avoir un budget de la défense qui soit à la hauteur de ses ambitions.

Pour une armée professionnelle

En dépit des mauvais souvenirs qu’une génération entière garde en mémoire de l’ancienne armée d’Haïti, le rejet total de cette institution ne constitue sûrement pas une solution en soit, surtout lorsque l’on sait que cette dernière a permis la création de la première république noire indépendante des temps modernes.

Certes, on ne peut pas demander à tout un chacun de passer l’éponge sur les exactions commises par les mauvais éléments de cette institution et de faire table rase sur les atrocités vécues, mais le peuple doit regarder vers l’avenir et avoir une vision édificatrice sur le long terme. L’armée, aussi symbolique et nécessaire qu’elle puisse être, doit se reconstituer avec de jeunes cadres dotés d’énergie et de sens patriotique afin qu’ils puissent accomplir leurs tâches avec professionnalisme et défendre les intérêts suprêmes de la nation.

Il est aussi bon de rappeler que l’armée est une organisation structurée d’hommes et de femmes qui a pour but premier de préserver un territoire contre toute intrusion extérieure, de rétablir l’ordre, de détruire ou de protéger d’autres unités militaires ou des unités civiles (entreprises, administrations…), ou encore d’intervenir dans des missions de paix sous l’égide d’autres organisations comme les Nations-Unies par exemple. L’armée peut également s’occuper de divers travaux et remplir diverses fonctions, comme les travaux de déblaiement en cas de catastrophe naturelle ou de police en cas de troubles majeurs. Et c’est là que la remobilisation de l’armée d’Haïti peut apporter un grand plus.

Le gouvernement Moise-Lafontant marche donc sur une corde raide et doit jouer à l’équilibriste avec d’un côté des cadres expérimentés mais au passif chargé, et de l’autre de nouveaux éléments inexpérimentés qui ne demandent qu’à prouver leurs compétences. Dans les deux cas, il faut faire très attention et redoubler de vigilance pour ne pas retomber dans le piège de la dictature militaire qui a traumatisé des millions d’Haïtiens.

L’armée doit rester neutre en toute circonstance et garder ses distances avec le microcosme politique. Il en va de sa crédibilité future.

LE FLORIDIEN, 30 mars 2018

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