Par Dessalines Ferdinand

Avec les mesures prises pour réduire les risques de propagation de la pandémie Covid-19 qui continue de faire des victimes, plus particulièrement aux États-Unis d’Amérique devenus ces derniers mois l’épicentre de ce fléau, les soirées dansantes, concerts et autres activités socioculturelles sont annulés depuis un certain temps. Confinement oblige, quasiment tout le monde est bloqué chez soi. Cela n’a pas empêché certains artistes et groupes musicaux de réaliser des performances virtuelles pour détendre les oreilles des mélomanes et leur permettre de se changer les idées.

Les prestations virtuelles dans le monde compas ont officiellement commencé avec une réunion de la défunte formation Konpa Kreyol le 11 avril 2020. Le but premier de cet événement virtuel était de venir en aide à l’Hôpital Bernard Mevs qui faisait face à des difficultés financières. Les spectateurs confinés étaient donc invités à donner une petite contribution selon leurs moyens. Plusieurs moyens de paiement en ligne ont été mis à leur disposition, comme PayPal, CashApp, Zelle, Interact, Mon Cash…etc.

L’événement a connu un franc succès, autant sur le plan financier qu’au niveau de l’audience. Les organisateurs de cette collecte de fonds solidaire ont ainsi pu remettre un chèque de 153, 657,2 $US à l’hôpital Bernard Mevs pour qu’il puisse continuer à fonctionner normalement. Cette nouvelle formule de concert virtuel a fini par séduire d’autres groupes konpa, qui y ont trouvé un moyen de contourner l’interdiction de rassemblement instauré par le gouvernement haïtien, mais aussi en Floride. Les formations konpa vont donc s’approprier à tour de rôle cette nouvelle façon d’atteindre leur public, où qu’il se trouve.

Les groupes Klass, Nu Look, Harmonik…et autres sont donc entrés de plain-pied dans cette brèche numérique en s’empressant d’organiser eux aussi leur live. Si quelques-uns se sont montrés assez généreux pour partager un petit pourcentage de leur collecte avec des organisations caritatives, la majorité des groupes ont eu recours aux concerts virtuels avant tout pour sortir eux-mêmes de la crise économique qui ne les a pas épargnés. Malheureusement, au fur et à mesure que les semaines passaient, la générosité des cyber-spectateurs a pris une tendance baissière. Les premiers groupes se sont un peu mieux tirés d’affaire grâce à l’effet de nouveauté que représentait cette forme de concert en ligne. Les autres groupes qui sont venus bien plus tard n’ont eu que des miettes à ramasser. On raconte même que certains groupes n’ont même pas pu récupérer le dixième de l’argent dépensé pour organiser leur performance virtuelle.

EKIP, l’un des nouveau-nés du monde konpa, emmené par l’ancien tambourineur et animateur de Djakout #1, Hervé Antenor dit Shabba, a été le premier groupe à atteindre la barre de 42 000 (quarante-deux mille) viewers en direct lors de la diffusion de sa performance virtuelle, et un million de visiteurs au total sur la plateforme Facebook en moins de 24 heures. La question était de savoir si d’autres groupes ou artistes allaient pouvoir rivaliser avec ces chiffres. On n’allait pas tarder à avoir la réponse puisque le 5 juillet 2020, c’était au tour du chanteur Roody Roodboy d’atteindre un nouveau record avec 51 000 cyber-spectateurs sur Facebook, et près de la moitié sur sa chaîne Youtube. Quelques jours plus tard, soit le 24 juillet, c’est la formation Mass Konpa, dirigée par le chanteur Gracia Delva, qui allait prendre la tête de ce classement avec plus de 53 000 vues en direct durant sa prestation. Sans atteindre ces chiffres impressionnants, d’autres formations comme ZAFEM (34 000), dISIP (31 000), KLASS (28 000), Nu Look (23 000) ont réussi à tirer leur épingle du jeu en attirant une audience respectable en direct. La question qui se pose dorénavant est de savoir si ce nouveau modèle économique basé sur des concerts virtuels persistera après la Covid-19, ou bien si on retournera assez aux concerts au format classique ? Tout porte à croire qu’on se dirige vers la deuxième option, même s’il ne faut pas sous-estimer le monde de plus en plus connecté dans lequel nous vivons et qui pourrait nous réserver des surprises.

Pour les formations qui n’ont pas réussi à se refaire sur le net, beaucoup mettent cela sur le dos de problèmes techniques dans la diffusion, avec des prestations qui étaient pour la plupart enregistrées à l’avance. Tout cela a causé de grands torts à des groupes et artistes de renom qui ont vu leur réputation sérieusement entachée du jour au lendemain. Les fans n’ont pas ménagé leurs critiques, notamment contre Djakout #1 qui en deux diffusions n’a pas réussi à convaincre grand monde.

Par ailleurs, l’échec était parfois là où on ne l’attendait pas nécessairement. Ainsi, la formation Tabou Combo, avec son lead vocaliste Roger Monfort Eugène alias Shoubou, et qui était considéré à un certain moment comme la voix haïtienne la plus écoutée de la planète, n’a malheureusement pas pu bien aborder ce nouveau virage numérique. Son pic d’audience n’a ainsi jamais pu dépasser les 13.000 visionnages. Nombreux sont les cyber-spectateurs qui n’ont pas manqué d’exprimer leur ‘’déception’’ devant un tel bide. Pourtant, cette formation musicale quinquagénaire avait tout pour réussir son pari virtuel. Parmi les raisons invoquées pour expliquer cette faible audience en direct, on parle d’un mauvais timing, mais surtout d’un marketing défaillant pour cibler le bon public. Le jeune groupe KATEL, qui performait lui aussi le soir du samedi 22 août, n’a pas su tirer profit des mauvais chiffres réalisés par Tabou Combo. Selon plusieurs estimations, KATEL a même eu toutes les peines du monde à dépasser les 3000 visionnages. Si certains pensaient que KATEL a détourné l’audience de Tabou Combo, il n’en est rien. La mayonnaise n’a tout simplement pas pris ce soir-là.

Cela fait déjà 4 ans que Facebook Live existe, et on peut dire que ce service a connu un franc succès depuis son lancement. Plus de 2,45 milliards d’utilisateurs s’y connectent chaque mois, soit l’équivalent de presque l’ensemble des abonnés de Facebook. Parmi eux, 100 millions sont des spectateurs ‘engagés’, ce qui veut dire qu’ils participent d’une manière ou d’une autre au live qui leur est proposé (aimer, commenter ou partager l’émission/l’événement). La puissance de ce nouvel outil de communication n’a pas échappé aux marketeurs qui y trouvent là un excellent moyen d’atteindre un public encore plus large. On estime que Facebook Live génère jusqu’à 10 fois plus de commentaires que les vidéos préenregistrées, et attire en moyenne 1,62 million de personnes … par jour. Enfin, le profil type d’un utilisateur de Facebook live est une personne âgée entre 18 et 49 ans.

Toutes ces données doivent être analysées avant de se jeter les yeux fermés dans un concert virtuel. Il faut établir une sorte de business plan où on évalue les risques ainsi que les potentiels retours sur investissement. Tabou Combo a 52 ans. Ce groupe formé à la fin des années 60 compte près de 60 albums dans sa discographie. Il faut comprendre que la grande majorité des plus fidèles fans de ce groupe ont la quarantaine, se basant sur le fait que le dernier des grands succès du groupe remonte à l’album ‘Sans Limites’ sorti l’année 2000, et sur lequel figurent des titres comme «Lakay, Tu As Volé, Paweze…etc ». Cela fait donc plusieurs décennies que l’équipe ‘Shoubou-Kapi-Herman-Fanfan’ peine à émerveiller les mélomanes compas avec un album à succès comme « Aux Antilles» sorti en 1989, un des facteurs qui pourraient expliquer un manque d’engouement chez les jeunes mélomanes konpa d’aujourd’hui pour Tabou Combo.

Pour un(e) mordu de la musique konpa âgé(e) aujourd’hui de 30 ans, Tabou Combo n’existe pas dans son radar. Il/elle ne va donc pas prendre la peine de suivre son concert en ligne, surtout quand on sait que l’Haïtien moyen n’est pas culturellement du genre à valoriser le travail des aînés. Un musicien de 50 ans est un ‘Ti granmoun’ dans la pensée d’un jeune haïtien d’aujourd’hui. Or les membres fondateurs de cette formation konpa pour la plupart sont des musiciens qui frisent les 70 ans, comme c’est le cas du chanteur Roger Monfort Eugène, aujourd’hui âgé de 73 ans. S’il est vrai que le groupe essaie d’injecter un peu de jouvence en son sein avec l’acquisition du chanteur Papito, transfuge de l’orchestre Septentrional, et le batteur Rudy Nau, cela semble insuffisant pour espérer rajeunir l’audience sur les réseaux sociaux. Tabou Combo est donc définitivement catalogué comme un groupe du passé, au même titre que Magnum Band ou System Band. C’est malheureux, mais c’est ainsi !

Pour ainsi dire, les groupes compas haïtiens ont l’obligation de s’adapter à cette nouvelle vague numérique qui déferle sur notre société. Et la Covid-19 leur offre une excellente opportunité d’initiation. Malgré les échecs évoqués plus haut, nul doute que les leçons retenues vaudront leur pesant d’or dans un proche avenir. Même les anciens groupes peuvent y trouver leur compte s’ils savent comment s’y prendre pour atteindre le public cible. L’économie numérique est comme un énorme aspirateur qui absorbe tout ce qu’il trouve sur son passage. Bien que les concerts traditionnels aient encore de beaux jours devant eux, il ne faut pas négliger le virtuel, ne serait-ce que pour compléter ses revenus dans un premier temps. Mais d’ici là, on a tous hâte que ce Covid-19 s’éclipse pour nous laisser gambiller tous ensemble sur un bon konpa bien dosé. Et cette fois, on n’aura pas besoin d’un bouton pour ‘’liker’’, on a bien mieux que ça !

Dessalines Ferdinand
ferdinand@lefloridien.com

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