MIAMI, 14 Juillet — En tout temps, la population haïtienne a su s’organiser pour contrer l’adversité et surmonter les moments difficiles. Que ça soit pour mieux gérer les récoltes, travailler la terre, bâtir des routes ou venir en aide à un malade de la communauté, les Haïtiens ont inventé un système de solidarité sophistiqué qui porte un nom : la combite. Les habitants de Ravine-à-Couleuvres/Petite Rivière de Bayonnais, 3è section communale des Gonaïves, ont récemment eu recours à cette solution atypique pour construire un pont afin de sortir de l’isolement et améliorer leur quotidien. Un projet réalisé entièrement par les locaux qui n’ont pas reçu le moindre centime d’aide de l’État.

Face à l’inaction de l’État, la population de Ravine-à-Couleuvres se prend en main

À chaque élection présidentielle ou législative, c’est toujours la même rengaine que débitent les politiciens aux populations de Ravine-à-Couleuvres : «nous allons vous construire des routes et des ponts, des écoles et des hôpitaux, mais pour ça, il faut d’abord voter pour nous». Une fois l’élection passée, les promesses s’évaporent aussi vite qu’elles ne sont apparues. Au fil du temps, les habitants de la Ravine-à-Couleuvres/Petite Rivière des Bayonnais se sont habitués à ces engagements sans lendemains de la part de leurs élus. Mais au lieu de se résigner et de baisser les bras, ils ont décidé de s’affranchir de l’incompétence de l’État en prenant eux-mêmes les choses en main. Le dernier exemple en date qui montre la détermination des habitants de ce coin reculé de la commune de l’Estère dans le département de l’Artibonite est l’inauguration d’un pont pour désenclaver la région.

Voyant qu’elle ne pouvait plus rien espérer de l’État qui ne semble pas s’intéresser à son sort, la population de la Ravine-à-Couleuvres a fait appel au sens de solidarité et à l’esprit d’entraide qui l’anime pour bâtir un pont vers un avenir meilleur. Pour cela, une cagnotte de 17 millions de gourdes (US$ 180974.00) fut constituée suite à une collecte de fonds auprès de la population locale et de contributeurs privés dont une bonne partie est issue de la diaspora. Les locaux ont ainsi fourni un peu plus du quart du montant global (26%) avec un don minimal fixé à 25 Gourdes par personne, le reste étant complété par les personnalités privées. L’ouvrage, qui fait 28 mètres de long et 6,30 de large, va permettre aux habitants de circuler librement sans avoir à se préoccuper des impondérables liés à la météo. En effet, à chaque pluie diluvienne, les habitants étaient constamment confrontés à une route impraticable et dangereuse, notamment au niveau de la rivière où toute traversée devenait périlleuse. Ce pont va également permettre aux agriculteurs et marchands d’écouler plus facilement leurs produits dans les marchés voisins, ce qui ne peut être que bénéfique à l’économie locale.

En constatant avec effroi que les habitants se prenaient eux-mêmes en charge et n’attendaient plus rien de l’État, certains dirigeants politiques ont vu rouge et ont tout mis en œuvre pour faire capoter le projet. Car ils sont conscients que si la population commence à exécuter elle-même ce genre de chantiers, alors l’État n’avait plus aucune raison d’être. Ils ont donc essayé sans succès de jeter un doute sur la solidité de la structure du pont qui ne respecterait pas, selon eux, les normes de sécurité en vigueur. Des récriminations fallacieuses et sans fondements puisque le pont en question a été construit sous la supervision d’une équipe issue de l’association d’ingénieurs sans frontière (EWB) basée au Colorado aux États-Unis. Aussi bien l’étude technique du projet que le choix des matériaux utilisés ne laissent point de place au doute quant à la qualité de construction de l’ouvrage et son intégrité. Ce projet d’envergure réalisé en collaboration avec l’Organisation de la Force Chrétienne de Bayonnais (OCFB) a par ailleurs nécessité la mobilisation de pas moins de 1000 ouvriers et 250 mètres cubes de béton. La durée de vie du nouveau pont étant quant à elle estimée à 100 ans. En plus du pont, l’OCFB a aussi aidé à la construction de plus de 3km de routes en terre battue, toujours dans le but de faciliter les déplacements des biens et des personnes dans la région.

La “Combite”, un système d’entraide typiquement haïtien

Le nouveau pont de Bayonnais, au-delà de son utilité socio-économique indéniable, montre également à quel point la société civile haïtienne arrive à se réinventer et à s’adapter lorsque la situation l’exige. Déjà en 2010, au lendemain du tremblement de terre meurtrier qui avait touché le pays, la population n’avait pas attendu l’aide de l’État pour commencer à nettoyer les rues et s’occuper des décombres. Ce réflexe spontané de survie est inscrit dans les gènes des Haïtiens depuis des lustres. Aucune catastrophe n’a réussi à ébranler la résilience d’une population résolument confiante en ses capacités et en l’avenir.

Hier, la cohésion et le courage de la population en Haïti ont permis d’expulser le colonisateur napoléonien, puis de faire face à la dictature des Duvaliers. Aujourd’hui, cette même solidarité doit gérer un adversaire un peu plus coriace et sournois : l’incompétence étatique. D’aucuns pensent que la situation de crise permanente dans laquelle évolue Haïti depuis quelques décennies ne peut être résolue qu’avec la participation inclusive de l’ensemble du peuple haïtien et des associations civiles qui les représentent. Il faut donc impérativement repenser le rapport entre l’associatif et le politique, surtout que ce dernier ne voit pas toujours d’un bon œil qu’on vienne marche sur ses plates-bandes.

La “combite” peut-elle être une alternative face à un État absent ?

Le pont de Ravine-à-Couleuvres a certes pris du temps pour voir le jour, mais au moins, la population sait comment il a été construit, et surtout, à quel prix. Un habitant local estime que si c’était l’État qui devait prendre en charge le financement et la réalisation du pont, cela aurait coûté au bas mot 4 à 5 fois plus cher. Et nous ne parlons pas ici des projets qui ne voient jamais le jour malgré la disponibilité de fonds pour les réaliser. On pense notamment au programme de relogement des sinistrés du tremblement de terre 2010 qui devait à terme voir sortir de terre plus de 300 immeubles, mais qui au final s’est soldé par la construction de seulement une dizaine de logements, le reste de l’argent ayant été investi dans des projets douteux que l’État a eu du mal à justifier par la suite.

D’où la question que beaucoup se posent, et si on remplaçait l’État par la Combite lorsque cela est possible? Le Combitisme fait partie de notre tradition et de nos valeurs. Il a donc plus de chance de réussir là où nos gouvernants ont échoué. Recourir à la Combite peut être une bonne alternative lorsqu’il s’agit d’investir dans des projets socio-économiques qui affectent positivement et de manière directe le quotidien des citoyens. Notre modèle de gouvernance calqué en grande partie sur celui des pays occidentaux n’est pas forcément adapté à notre environnement et notre culture. À nous de trouver la bonne formule pour qu’enfin, la population puisse bénéficier de vrais projets de développement. Si l’État est incapable de construire les routes et les ponts dont le pays a besoin, qu’il laisse au moins les gens de bonne volonté et les associations travailler dans de bonnes conditions au lieu de leur mettre constamment des bâtons dans les roues. Le pont de Ravine-à-Couleuvres est exactement le genre de projet pilote qui devrait inspirer d’autres régions du pays qui sont abandonnées par le gouvernement, et Dieu sait si elles sont nombreuses.

Le Floridien, 12 juillet 2019

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