MIAMI  – Depuis la chute du régime dictatorial des Duvalier en février 1986, une crise sociopolitique sévit de façon quasi permanente dans le pays. Celle-ci a fini par générer encore plus de chômage, de désarroi, de souffrances et de frustrations au sein de la population haïtienne. L’autorité de l’État et sa justice se sont ainsi retrouvées rapidement dépassées par les événements et ne pouvaient plus suivre les tribulations qui affectent depuis un certain temps notre société. En effet, les bonnes mœurs, la solidarité entre voisins et la quiétude qui régnaient dans les rues et quartiers de la capitale Port-au-Prince se sont étiolées au fil des années, laissant place à une insécurité et une criminalité galopantes qui ne font qu’exacerber chaque jour un peu plus les tensions et pourrir la vie d’honnêtes citoyens au quotidien.

La violence, les pots-de-vin et l’impunité font désormais partie du paysage de la société haïtienne “moderne”. Chacun essaie de tirer la couverture vers lui en usant de tous les moyens dont il dispose. La corruption par exemple gangrène les institutions étatiques à tous les niveaux, de la tête (présidence, ministères) jusqu’à la base (employés, fonctionnaires). Même si ce fléau touche beaucoup de pays à travers le monde, notamment en Amérique latine, en Haïti, il est malheureusement devenu endémique. Il y est tellement enraciné qu’on se demande s’il sera possible un jour de l’éradiquer.

De plus, dans notre cher pays, on doit également faire face à une justice à deux vitesses qui ne traite pas tous les voleurs équitablement et ne les met pas toujours sous la même enseigne. Comme disait avec justesse l’ex-président brésilien Lula dans l’une de ses citations dont il a le secret : ‘’quand un pauvre vole, il va en prison. Quand un riche vole, il devient ministre’’. Cela engendre immanquablement des questions et nous pousse à avoir des doutes sur l’impartialité et la probité de nos tribunaux. Car lorsqu’on s’aperçoit à quel point le pays est en proie à un vol généralisé et qu’aucun responsable de haut niveau ne bouge le petit doigt pour le freiner, on est en droit de se demander si ce statu quo ne les arrange pas eux aussi. D’autant plus que personne n’ignore les détournements et vols à grande échelle qui affectent l’argent public et laissent la population complètement démunie.

Face à de telles dérives, certains citoyens-chômeurs, des pauvres pour la plupart, profitent de l’absence de l’autorité de l’état et du désordre général qui règne dans le pays pour créer leur propre emploi : celui de voleur-tueur. N’ayant pas accès aux caisses publiques comme les voleurs privilégiés du gouvernement, les malfrats de la rue n’hésitent pas à s’attaquer aux petites gens pour leur dérober leurs biens.

Naturellement, la crise économique et l’incompétence de nos gouvernants sont passées par là et expliquent pour beaucoup cette triste réalité dans laquelle se sont retrouvés les Haïtiens aujourd’hui. Rajoutez à cela une pauvreté quasi généralisée, l’insalubrité des quartiers, l’absence d’accès à l’eau potable, les carences du système éducatif et des infrastructures sanitaires à l’abandon, et vous obtenez un cocktail social explosif qui n’augure rien de bon pour le futur. Les motifs d’inquiétudes sont donc légion et font craindre le pire. Et pendant ce temps-là, les hommes au pouvoir pratiquent la politique du laisser-aller pour avoir les coudées franches et continuer à saigner le pays à blanc à travers un pillage organisé.

D’ailleurs sur le terrain, les dernières statistiques concernant la criminalité parlent d’elles-mêmes. Jamais Haïti n’avait connu un taux de délinquance aussi élevé. Et comble de cynisme, la grande majorité des victimes de vols à main armée, aussi bien à domicile que sur la voie publique, sont issues des classes les plus défavorisées. Ainsi, une fois qu’elles ont été dépouillées une première fois par leurs gouvernants, les populations pauvres se retrouvent face à des voleurs-tueurs sans foi ni loi qui les achèvent en les débarrassant des maigres ressources qui leur restent.

Vols de portables, d’ordinateurs, de rétroviseurs, d’argent reçu d’un parent de l’étranger, les délits se multiplient, parfois avec une extrême violence. Or les victimes sont le plus souvent des gens vulnérables qui n’ont pas les moyens de se protéger ou de se défendre.  La classe moyenne n’est pas épargnée et doit tenir compte elle aussi de ce nouveau facteur que représente l’insécurité lorsqu’elle essaie tant bien que mal de joindre les deux bouts pour survivre.

Les plus riches eux n’ont pas tous ces problèmes. Ils habitent dans des zones mieux localisées et surprotégées, disposent de systèmes d’alarme pour leurs véhicules (en plus d’un blindage pour contrer les carjackers), de barrières géantes autour de leur domicile pour se prémunir des intrusions, et pour les plus téméraires, d’armes de différents calibres prêts à dégainer en cas de besoin. Ainsi barricadés et protégés, les riches accentuent indirectement la pression sur les pauvres qui deviennent les cibles privilégiées et les victimes toutes désignées des voleurs-tueurs, puisqu’il leur est plus facile de s’emparer de leurs biens. Selon plusieurs témoignages, les bandits font irruption dans des logements et des « petit-dégagés » pour voler, parfois tuer si les occupants ont le malheur de résister à leurs assaillants.

Le modus operandi de ces brigands est souvent le même. Ils débarquent en moto pour commettre leurs forfaits, puis se retirent aussi rapidement qu’ils sont arrivés, sans être inquiétés le moins du monde. En analysant le profil de ces hommes en moto, on s’aperçoit que la plupart sont des pauvres provenant des bidonvilles de la zone métropolitaine de Port-au-Prince.

Comment dès lors ne pas s’inquiéter de l’aggravation de ces phénomènes ? Comment ne pas demander aux responsables de la sécurité du pays de respecter leurs obligations à l’approche de la saison estivale ? Comment ne pas être révolté lorsque les cas de vols se multiplient et que certaines personnes subissent des préjudices de façon répétée et récurrente ? D’ailleurs, même les membres de la diaspora qui habituellement rentrent au pays en cette période de fêtes patronales sont devenus des cibles de choix.

Quand les pauvres s’attaquent aux pauvres, on ne peut que ressentir une forme d’injustice à la limite du supportable et une indignation profonde face à tous ces voleurs à la tire et ces truands qui pullulent dans nos rues matin et soir. Le banditisme a atteint un tel niveau qu’on voit apparaître depuis quelques années maintenant une spécialisation des malfaiteurs : certains sont devenus des pros dans l’arrachage de sac à main des femmes et des portefeuilles des hommes, d’autres dans le vol de téléphones portables, et d’autres enfin dans les braquages à main armée contre les particuliers à leur domicile. Dans ce dernier cas, ils ont pris pour habitude de se présenter comme des inspecteurs de l’Électricité d’Haïti (EDH) ou de la Direction Générale des Impôts (DGI), et une fois à l’intérieur, le faux inspecteur brandit son revolver, menaçant toute la maisonnée de mort si on l’empêche de commettre son forfait crapuleux.

 

Or, les raisons de cette montée croissante de l’insécurité sont à aller chercher du côté du chômage qui touche les jeunes et varie entre 50% et 70%, combiné à un système éducatif défaillant qui n’arrive plus à former les cadres de demain. Alors que nous vivons une époque de consumérisme où les magasins étalent leurs produits et attirent de manière irrésistible les clients, les tentations deviennent plus fortes avec des produits plus visibles et à portée de mains. Malheureusement, ils sont inatteignables pour une grande majorité de bourses, ce qui engendre une certaine frustration. Et c’est souvent cette privation vécue comme une exclusion qui incite davantage les voleurs-pauvres à recourir au banditisme pour acquérir les produits qu’ils ne peuvent s’offrir légalement.

Malheureusement, avec la crise sociopolitique qui perdure dans le pays, la situation n’est pas prête de s’améliorer. Bien au contraire ! Au vu de l’évolution des dernières années, elle tend même à s’aggraver, accentuant encore un peu plus le désarroi et les difficultés des pauvres qui sont en première ligne et se retrouvent victimes de vols à répétition contre lesquels ils ne peuvent se prémunir. Quant aux voleurs qui sont aussi des pauvres, ils prennent le moins de risques possible pour s’assurer de la pérennité de leurs activités, car très rarement les policiers interviennent pour sauver une personne en difficulté face à un voleur armé. Pire, plusieurs policiers-piétons sont souvent eux-mêmes victimes d’actes de banditisme. C’est dire le désespoir de ces brigands qui sont prêts à se jeter dans la gueule du loup pour commettre leurs forfaits.

Alors, quelles solutions pour inverser cette tendance dangereuse ? Sommes-nous condamnés à regarder notre société s’enfoncer chaque jour un peu plus dans la violence et la délinquance sans intervenir ? Le pauvre haïtien doit-il subir une double peine imposée à la fois par les voleurs des rues, mais également par l’incompétence des décideurs publics ?

Dans l’urgence, il n’y a aucun doute qu’Haïti a besoin plus que jamais d’un plan Marshall pour résorber son chômage endémique et réduire, un tant soit peu, la précarité et les inégalités dont souffre sa population. Il est plus que temps de donner à tout un chacun un travail qui lui permette de vivre décemment et de subvenir à ses besoins les plus élémentaires. C’est là le défi essentiel des hommes et femmes politiques qui aspirent à diriger le pays. Sinon, nous ne sommes pas prêts de sortir de l’auberge et on continuera à voir des pauvres voler d’autres pauvres pendant encore longtemps.

 

Dessalines FERDINAND

Le Floridien, 14 juin 2018

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