MIAMI  – Au lendemain de l’annonce de la hausse du prix du carburant, la capitale haïtienne s’est embrasée. Les contestations combinées à un mouvement de grève ont paralysé les principales artères de Port-au-Prince. Retour sur un scénario cauchemardesque!

On est le vendredi 6 juillet. Depuis presque 2 semaines, les Haïtiens ont les yeux rivés sur le petit écran pour suivre la coupe du monde de football (soccer) qui se tient cette année en Russie. À défaut de voir leur équipe nationale y participer – la seule et unique participation des Grenadiers remontant à l’édition 1974 qui avait eu lieu en Allemagne/RFA – les amateurs de foot ont jeté leur dévolu sur l’équipe brésilienne menée par la star montante du moment, Neymar. Ce tournoi tombe à point nommé pour de nombreux citoyens qui cherchent à tromper l’ennui et à oublier la misère dans laquelle ils évoluent au quotidien.

Mais les Haïtiens étaient loin de se douter qu’au même moment, dans les couloirs du ministère de l’Économie et des Finances (MEF) ainsi que ceux du Commerce et de l’Industrie on leur concoctait une petite surprise qui n’allait pas du tout leur plaire. Des apprentis sorciers du gouvernement ont sans doute pensé que le peuple haïtien, trop occupé à regarder les matchs de la coupe du monde de football à la télévision, n’allait pas se rendre compte de leur décision sournoise d’augmenter les prix des produits pétroliers. Ils s’imaginaient que cette mesure impopulaire passerait comme une lettre à la poste. Mal leur en a pris. Le retour de bâton a été si fort que le gouvernement a dû faire un rétropédalage quasi instantané. Du jamais vu dans l’histoire moderne du pays.

Le 6 juillet donc, un communiqué des 2 ministères régaliens annonçait laconiquement une augmentation du prix du gallon de +38% pour la gazoline et de +47% pour le gasoil. Cette décision était effective à partir du samedi 7 juillet. Ce qui n’a pas manqué de provoquer quelques heures plus tard un tollé général. Comble de malchance pour les 2 signataires que sont Salomon (Économie) et Du Meny (Commerce & industrie), un coup du sort est venu se greffer à leur décision malheureuse puisque l’équipe du Brésil, que la majorité de la population supporte avec ferveur, a été éliminée le jour même face à la Belgique 2-1. Autant dire que les Haïtiens n’étaient pas d’humeur ce soir-là à entendre une autre mauvaise nouvelle qui touche directement leur budget déjà bien misérable.
 

Des scènes de violence qui font craindre une guerre civile
 

Moins de 2 heures à peine après l’annonce du gouvernement, la nouvelle s’est propagée comme une trainée de poudre parmi la population et la situation a commencé à dégénérer assez rapidement. Les rues de Port-au-Prince offraient un spectacle désolant. On pouvait apercevoir ici et là des colonnes de fumée s’élever des principales artères de la capitale. Des émeutiers ont dressé des barricades faites de pneus brulés et de bric-à-brac rassemblés à la hâte. Certains étaient même armés et profitaient de la confusion générale pour menacer les citoyens imprudents restés dehors afin de les délester de leurs maigres biens. L’insécurité gagnait du terrain à une vitesse éclaire, à tel point que beaucoup d’employés n’ont pu retourner à leurs domiciles et ont préféré s’enfermer dans leurs lieux de travail pour y passer la nuit. La police quant à elle, surprise par l’ampleur des manifestations, était aux abonnés absents, surtout dans les quartiers les plus touchés par les actes de vandalisme.

 

Le lendemain, le samedi 7 juillet, la tension était toujours aussi vive et ne retombait pas. Les traditionnels embouteillages ont laissé place à une circulation au ralenti. Les quelques automobilistes et motocyclistes téméraires qui ont osé mettre le nez dehors ont pris d’assaut les rares stations-service encore ouvertes (5 au total). Ces citoyens inquiets ont préféré se constituer une petite réserve de carburant pour faire face à des lendemains incertains. Les violences ont fait au moins un mort – un homme d’une trentaine d’années assigné à la sécurité d’un dirigeant d’un parti politique d’opposition qui a été lynché lors d’une altercation avec un groupe de manifestants dans la capitale haïtienne alors qu’il cherchait à forcer le passage, son corps a ensuite été brûlé sur la chaussée – de nombreux blessés, des centaines magasins pillés, des véhicules saccagés et de multiples incendies provoqués volontairement pour accentuer l’anarchie qui s’étendait dangereusement. Les compagnies aériennes ont annulé leurs vols à destination d’Haïti et les ambassades recommandaient à leurs ressortissants de ne pas sortir de leurs maisons.

 

Le gouvernement, voyant que les choses commençaient à lui échapper, a immédiatement suspendu la hausse des prix du carburant jusqu’à nouvel ordre via un nouveau communiqué. Dès lors, tout le monde a retenu son souffle en espérant une accalmie et un retour à la normale. Mais le mal était déjà fait.

 

Moïse Jovenel a-t-il été victime de son inexpérience ?

 

Une hausse aussi vertigineuse qu’inattendue du prix du carburant a pris de cours les Haïtiens qui ont immédiatement manifesté leur colère et leur ras-le-bol. Il est clair que le timing était mauvais et dénote un certain amateurisme politique. Certains diront que le président a été mal conseillé par son entourage, d’autres qu’il vit déconnecté de la réalité haïtienne. Ce qui est sûr, c’est que le Fonds Monétaire International (FMI) n’est pas étranger à cette décision controversée. Cette institution qui est loin de faire l’unanimité quant à ses méthodes jugées parfois cyniques, n’a eu de cesse d’encourager ouvertement le gouvernement Moïse à se désengager des subventions, notamment sur les produits pétroliers, quitte à provoquer l’ire de la population. Et c’est là peut-être où l’actuel chef de l’État a commis une erreur monumentale. Lui qui a évolué pendant de longues années dans le monde des affaires (PDG d’Agritrans notamment) a sans doute oublié qu’on ne gère pas un pays comme on gère une entreprise. Il est vrai que l’État a signé un protocole avec le FMI le 25 février dernier s’engageant à mettre fin aux subventions pour réduire le déficit budgétaire. Mais l’exécutif a clairement manqué de tact lorsqu’il a voulu faire respecter cet accord. Il aurait dû y mettre les formes en distillant par exemple les hausses de façon progressive afin de laisser le temps à la population de voir venir.

 

D’ailleurs, dans rues de la capitale, la grogne se mêlait parfois à l’incompréhension. Germain M., un habitant qui a appris la nouvelle comme tout le monde via les médias officiels, n’en revient toujours pas : ”Assez, c’est assez, les gens n’ont pas de quoi manger et ils osent encore augmenter le prix du gasoil. S’ils veulent nous tuer, qu’ils nous fusillent directement, au moins c’est plus rapide”. Emmanuel T. abonde dans le même sens et apporte sa vision des choses : ”On sentait que quelque chose se tramait depuis quelque temps, mais on ne s’attendait pas à ce que la hausse soit si brutale. Ils ont déjà essayé d’augmenter le prix en 2017 et ils ont bien vu que la population était contre. Ils s’attendaient à quoi? À ce qu’on sorte pour les applaudir dans la rue?”. Emmanuel faisait sans doute allusion aux 20% que le gouvernement avait envisagé en vain de rajouter au prix à la pompe. La pilule avait déjà eu du mal à passer face au mécontentement général. Il est en effet inconcevable que les prix des produits de base continuent à augmenter de façon exponentielle, que la population subisse de plein fouet la pression d’une inflation incontrôlée, alors que dans le même temps, le salaire minimum lui ne bouge pas d’une gourde. D’ailleurs, l’onde de choc de ces tragiques événements a traversé les frontières, allant jusqu’à toucher la diaspora haïtienne qui est restée solidaire avec la population locale tout en suivant l’évolution des manifestations avec beaucoup d’appréhension.

 

L’équilibre budgétaire, oui, mais à quel prix ?

 

Cela fait des années que le FMI et la banque mondiale persistent à imposer leurs réformes d’ajustement structurel aux pays en difficulté. Certains comparent leur politique d’austérité à de la chimiothérapie qui met le malade à genou au lieu de l’aider à se relever. Les institutions financières internationales – FMI et BM en tête – semblent toujours aussi insensibles à l’impact social qu’impliquent leurs programmes de redressement. Ce qui révolte la population haïtienne, ce n’est pas tant la hausse du prix du carburant en soi, mais plutôt l’injustice dont elle a toujours été victime.

 

Si le gouvernement donnait l’exemple en s’attaquant en premier à ceux qui détournent les fonds publics et se laissent corrompre, alors le peuple aurait pu consentir lui aussi à faire un effort supplémentaire si cela lui semblait justifié. Or ce n’est pas le cas. Il faut d’abord assainir le pays par le haut et mieux redistribuer les richesses avant de venir demander aux citoyens de se serrer la ceinture au nom de la rigueur budgétaire. On devrait même avoir honte d’exiger des gens qui gagnent moins de 2 dollars par jour de faire encore davantage de sacrifices. C’est une ignominie qu’aucune personne dotée d’un minimum de compassion et d’humanisme ne pourrait tolérer.

 

D’un autre côté, beaucoup critiquent également le gaspillage de l’argent public. En effet, certaines décisions ont laissé de nombreux observateurs perplexes, comme le fait de distribuer des téléviseurs aux populations pour pouvoir suivre les matchs de la coupe du monde, lorsque l’on sait qu’une grande partie du pays est toujours plongée dans le noir. À trop vouloir bien faire, on tombe parfois dans le ridicule. Jovenel Moïse semble ainsi appliquer la recommandation de Confucius, mais à l’envers. Il a distribué au peuple du poisson au lieu de lui offrir les moyens pour pécher lui-même.

 

Que faisons-nous maintenant ?

 

L’équation est simple. 60% de la population haïtienne vit sous le seuil de pauvreté. Le taux de chômage atteint des sommets. La situation sanitaire est si désastreuse qu’une épidémie de choléra n’est jamais bien loin. L’insécurité augmente chaque jour un peu plus dans les grandes villes comme en province. L’économie est en berne. Le pays plonge en entier dans la misère, les mains et les pieds liés par le diktat des bailleurs de fonds qui ne semblent toujours pas comprendre que derrière les chiffres et les statistiques, il y’a des familles qui se comptent par milliers et qui vivent dans une pauvreté et une précarité inimaginable.

 

Pour Haïti aujourd’hui, tous les voyants sont malheureusement au rouge. Pourtant, le pays regorge de richesses, mais il n’arrive toujours pas à les exploiter de façon durable et équitable. Ce qui manque donc, c’est une volonté politique courageuse et une stratégie claire de la part de nos décideurs qui détiennent la clé pour nous sortir de cette crise. La démagogie et les promesses sans lendemain n’ont plus leur place. Chaque fois qu’on pense avoir touché le fond, nos dirigeants s’arrangent toujours pour nous prouver le contraire et nous enfoncer encore un peu plus. Pour l’instant, c’est le seul jeu dans lequel ils excellent. Mais le peuple haïtien, lui, vient de montrer que ce jeu-là est désormais terminé.

 

Le Premier ministre Jack Guy Lafontant a été le premier responsable politique de poids à faire les frais de ce soulèvement populaire en remettant la démission de son gouvernement ce samedi 14 juillet au Président de la République. Certains diront que cet ami de Jovenel Moïse a anticipé son départ pour échapper à un vote sanction qui se profilait au niveau du parlement, alors que la veille encore de son abdication, Jack Lafontant qui est aussi médecin de formation, assurait via les réseaux sociaux qu’il se maintiendrait à son poste coûte que coûte. La pression de la rue a fini par avoir raison de lui, et il n’est pas dit qu’il soit le seul fusible à sauter. Les tractations ont déjà commencé pour lui trouver un successeur, mais l’opinion publique est aux aguets et le moindre faux pas sera dorénavant payé au prix fort!

 

LE FLORIDIEN, 13 juillet 2018

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