Le journalisme haïtien traverse une des pires crises de son histoire. Il faut dire que la situation qui prévaut dans notre pays y est pour quelque chose. D’un côté, les conditions de travail sont devenues extrêmement difficiles avec les violences subies à la fois par les gangs et le gouvernement. Pour ainsi dire, les journalistes se retrouvent bien souvent au milieu de tirs croisés qui ne font aucun discernement entre les victimes. De l’autre, la corruption, mais aussi le manque de formation, fait que le métier de journalisme en Haïti a perdu ses lettres de noblesse et n’est plus que l’ombre de lui-même.
Environnement violent et malsain
Assez paradoxalement, la liberté d’expression en Haïti est passée d’une extrême à une autre. Comme nous l’a expliqué un journaliste haïtien à la retraite : «durant l’époque de la dictature des Duvaliers, le mot d’ordre était : ‘’ferme ta gueule’’. Aujourd’hui, avec la pseudo-démocratie, pour ne pas dire l’anarchie dans laquelle nous visons, c’est devenu : ‘’cause toujours’’».
C’est-à-dire que le journaliste aura beau parler, personne ne lui accordera la moindre importance tant le métier a perdu de son aura au cours de ces dernières années. Pour ainsi dire, le journalisme en Haïti n’est plus que l’ombre de lui-même. L’avènement des réseaux sociaux est venu donner le coup de grâce à un métier moribond qui tenait à peine debout!
Les raisons derrière cette dégringolade sont nombreuses. Tout d’abord, il faut dire que les journalistes haïtiens évoluent dans un milieu particulièrement dangereux, où l’assassinat s’est banalisé pour réduire au silence les journalistes qui dérangent. Les gangs, mais aussi le gouvernement et les politiciens de tout bord, n’hésitent pas à engager des tueurs à gage pour liquider tous ceux qui osent les critiquer dans les médias. Autant dire que le journaliste indépendant est devenu une profession rare dans notre pays.
La liste des journalistes assassinés ces dernières années est longue, trop longue pour les énumérer tous. Des chiffres qui donnent le tournis et qui nous rappellent qu’Haïti ressemble de plus en plus à un pays en guerre, où les reporters risquent quotidiennement leurs vies en allant sur le terrain.
Comment oublier le photojournaliste Vladjimir Legagneur qui ‘s’est volatilisé’, au point que sa famille n’a toujours pas pu récupérer son corps pour l’enterrer. Comment ne pas se souvenir de la mémoire de Pétion Rospide, l’animateur vedette de Radio Sans Fin, qui a malheureusement connu une triste fin en étant lâchement assassiné alors qu’il se dirigeait vers son domicile après avoir accompli courageusement son devoir de journaliste engagé. Et que dire de Néhémie Joseph, qui après avoir reçu des menaces de mort de la part de politiciens qui n’appréciaient pas son ton libre, a été retrouvé mort dans le coffre de son véhicule, un assassinat qui nous rappelle les pratiques violentes des cartels de drogue d’Amérique du Sud.
D’après Reporter sans Frontière, notre pays est classé à la 87ème place sur 180, et il ne cesse de reculer dans ce classement année après année. Mal payés, décriés voire menacés, les journalistes haïtiens ont vu leurs conditions de travail se détériorer, à tel point que beaucoup pensent à se reconvertir vers un métier moins risqué, voire de quitter le pays vers des cieux plus cléments.
Manque de formation et d’éthique
En 2019, l’UNESCO avait organisé, avec les journalistes locaux, une série de réflexions pour établir une sorte de feuille de route qui permettrait de sortir le métier de journaliste de son marasme. Si ce genre d’initiatives se sont multipliées ces derniers temps, les résultats sur le terrain restent malheureusement bien en-deçà des attentes. Il faut dire qu’au-delà des menaces auxquels les journalistes font face, certains sont tout simplement passés de l’autre côté du miroir en faisant un pacte avec le diable.
En effet, on voit de plus en plus surgir des journalistes qui sont devenus ni plus ni moins que de simples porte-paroles de politiciens, d’hommes d’influence issus du fameux ‘système’, voire de criminels notoires. Chez ces journalistes, la déontologie journalistique et l’éthique sont des mots qui ne font plus partie de leur vocabulaire depuis bien longtemps. Tout ce qui importe, c’est l’argent. Ce phénomène nouveau a accentué la perte de crédibilité de plusieurs médias. Ainsi, les haïtiens se détournent de plus en plus vers des journaux traditionnels et préfèrent suivre, quand ils en ont la possibilité, les médias sociaux. Or, nous savons tous que dans des canaux comme Facebook ou Twitter pullulent des fake news (fausses nouvelles) et des ragots de toutes sortes. Ce qui fait que le citoyen haïtien est plus que jamais exposé à la manipulation et aux commérages sans fondements, mettant en danger l’intégrité même de notre pays.
Bien entendu, le gouvernement haïtien est le dernier à se soucier de cette situation. Alors que la liberté d’expression fait partie des bases fondamentales de toute démocratie qui se respecte, la situation en Haïti montre qu’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour parler d’un journalisme libre et responsable. Sur ce point, les journalistes doivent eux aussi jouer le jeu et ne pas se laisser ‘acheter’ par le plus offrant comme c’est le cas actuellement.
Les médias haïtiens étrangers pour sauver ce qui peut l’être
‘’Aujourd’hui, pour savoir ce qui se passe en Haïti, je lis surtout la presse internationale, et notamment la presse de la diaspora qui garde une certaine liberté et crédibilité’’. Jean, enseignant dans un lycée de Port-au-Prince, n’est pas le seul dans ce cas. Un dernier sondage montre que les haïtiens sont nombreux à se détourner des médias locaux et préfèrent regarder ailleurs, notamment les médias de l’étranger comme Le Floridien.
Pour eux, ces médias sont plus protégés des pressions exercées par les hommes politiques haïtiens. De sorte que les journalistes haïtiens exerçant à l’étranger continuent à jouir d’une certaine liberté de parole, alors que leurs confrères restés au pays sont continuellement menacés.
Toutefois, et c’est malheureux de le dire, on ne peut pas loger tous les médias haïtiens de la diaspora sous la même enseigne. En effet, certains médias haïtiens ont renoué avec les ‘mauvaises habitudes’ et se laissent facilement ‘convaincre’ pour prêcher la bonne parole de tel ou tel homme politique. Il n’y a qu’à regarder ce qui se passe ici en Floride pour s’en rendre compte. Cette tendance, si elle venait à se confirmer, serait une très mauvaise nouvelle pour le journalisme haïtien qui recevrait ainsi un coup de poignard dans le dos. En effet, beaucoup misaient sur les médias haïtiens de l’étranger pour redorer le blason du métier et reconstruire le journalisme haïtien sur de nouvelles bases plus saines et professionnelles. Cela reste possible, mais nécessitera l’engagement de tous, chose qui est loin d’être acquise pour le moment!
Dessalines Ferdinand
Le Floridien, 30 juin 2022