La situation de crise profonde dans laquelle se trouve Haïti depuis quelques mois déjà ne semble malheureusement pas évoluer dans le bon sens. Le chaos qui règne et le nombre de morts qui ne cesse d’augmenter laissent présager un embrasement généralisé si rien n’est fait pour résoudre ce conflit politico-social. La communauté internationale quant à elle s’inquiète ouvertement des prémices d’une crise humanitaire qui risque de compliquer un peu plus la donne sur le terrain. Le président Jovenel Moïse lui reste droit dans ses bottes et ne fléchit pas malgré la pression de la rue devenue insoutenable.
Plus aucun secteur n’est épargné par une colère généralisée qui se propage comme une contagion et gagne presque tous les corps de métiers. Après les artistes qui ont apporté leur soutien sans équivoque aux protestations de la rue, voilà que les professionnels de la santé viennent mettre leur pierre à l’édifice de la révolte. Ils ont été nombreux mercredi dernier à battre le pavé pour revendiquer une revalorisation salariale, mais aussi pour exiger des conditions de travail plus dignes. Les hôpitaux du pays manquent de tout et ne sont plus en mesure d’offrir les soins les plus élémentaires à une population aux abois. Un patient doit aujourd’hui apporter lui-même ses propres seringues, gants et tout le matériel nécessaire s’il veut se faire soigner convenablement. Certains décrivent l’état avancé de décrépitude de nos établissements sanitaires comme similaire à celui des pays en guerre, voire même pire !
Le budget alloué à la santé est dérisoire. Comble de l’ironie, le parlement reçoit plus d’argent que le département de la santé, ce qui montre clairement que nos politiciens se préoccupent en priorité de leur bien-être personnel plutôt que de celui de la population qu’ils sont censés servir. Les professionnels de la santé, qu’ils soient médecins généralistes, chirurgiens, infirmiers ou ambulanciers, sont également unanimes pour déplorer des salaires jugés trop bas, ce qui a poussé bon nombre d’entre eux à immigrer, ou à carrément changer de métier. Il est inconcevable qu’un médecin spécialiste par exemple touche une solde mensuelle brute qui dépasse à peine les 400$ par mois, alors qu’en parallèle, le coût de la vie lui ne cesse de grimper. Pourtant, la santé, tout comme l’éducation, est un secteur vital qui devrait faire partie des priorités de nos gouvernements. C’est triste à dire, mais les hôpitaux en Haïti sont devenus des mouroirs plutôt que des endroits où on s’y rend pour se faire soigner.
Jovenel veut changer un ‘système’ dont il fait lui-même partie
Lors de sa dernière apparition publique devant les caméras, Jovenel a évoqué le ‘’système’’ comme étant le principal responsable de tous les maux que connaît le pays aujourd’hui. Un mot générique qui ne veut rien dire et tout dire à la fois. En pointant du doigt un ennemi invisible et insaisissable qui prend en otage le destin de notre pays depuis des décennies, le Président de la République croyait pouvoir s’en sortir à bon compte. Il a oublié que lui-même fait partie de ce système qu’il critique. En quelque sorte, le Chef de l’État vient de scier la branche sur laquelle il était assis en employant une formule qui n’a fait qu’attiser la colère populaire au lieu de l’apaiser comme il l’espérait.
Jovenel a voulu remettre au goût du jour une vieille technique qui consiste à trouver un ennemi commun en temps de crise pour faire diversion et se maintenir au pouvoir. Sous des cieux semblables au nôtre, les dirigeants sans scrupules aux tendances belliqueuses créent des guerres de toute pièce, qu’elles soient fratricides ou contre d’autres nations, pour remobiliser le peuple derrière le chef et recréer un semblant d’unité nationale. Jovenel a réadapté cette tactique machiavélique aux réalités locales en y ajoutant sa propre touche personnelle. Malheureusement pour lui, la pilule n’est pas passée et sa nouvelle stratégie a fait chou blanc. Tout le monde a compris depuis longtemps que lui et le système ne faisaient qu’un, et que c’est ce même système qu’il critique aujourd’hui qui l’a mis à la tête du pouvoir il y’a presque 3 ans de cela.
Le divorce entre le Président et le peuple est consommé. Jovenel a usé et abusé des déclarations tonitruantes, mais cela n’a plus d’effet sur une population plus déterminée que jamais à l’éjecter, lui et ses acolytes, du pouvoir. Ne sachant à quel saint se vouer, le Président se tourne désormais vers les États-Unis en dernier recours pour lui prêter assistance. Le gouvernement américain, ne désirant pas plonger dans un nouveau bourbier aux conséquences imprévisibles, surtout à un an des élections présidentielles, a préféré botter en touche. Le Département d’État a préconisé le dialogue entre Haïtiens et a condamné les violences sur le terrain. Une façon diplomatique pour dire : ‘démerdez-vous, on reviendra quand ça ira mieux’ !
À l’instar d’Haïti, la grogne contre les inégalités se propage dans le monde entier
Il n’y a pas un jour qui passe sans que l’on entende parler de manifestations sociales un peu partout à travers le monde. Hier encore, c’était les gilets jaunes en France qui dressaient des barricades pour signifier leur ras-le-bol contre la fracture sociale et un pouvoir d’achat en berne, aujourd’hui, c’est des pays comme le Liban ou le Chili qui sont secoués par des contestations sociales de grande ampleur. Le dénominateur commun à tous ces soulèvements populaires est leur spontanéité face à une nomenklatura complètement déconnectée des réalités locales. Souvent, c’est une augmentation anodine de tarifs qui met le feu aux poudres. En France et en Haïti, la hausse soudaine des prix des carburants a été l’étincelle qui a fait exploser la marmite sociale, au Liban c’était la taxation controversée des communications sur l’application Whatsapp, alors qu’au Chili, c’était plutôt l’augmentation du ticket du métro.
Le malaise social que traversent beaucoup de pays en ce moment trouve racine dans une mauvaise répartition des richesses, combinée parfois, comme c’est le cas en Haïti, à une corruption étatique endémique et à une mauvaise gouvernance. La mondialisation est elle aussi passée par là, pointée du doigt par bon nombre pour favoriser l’accumulation des richesses au profit d’une poignée de privilégiés. Un chiffre révèle à lui tout seul cette inégalité sans précédent dans l’histoire moderne de l’humanité. Les 26 milliardaires les plus riches au monde détiennent autant que la moitié de la population mondiale, à leur tête Jeff Besos qui caracole à la première place depuis quelques années avec une fortune estimée à 109 milliards de $US.
De nombreuses organisations tirent la sonnette d’alarme et s’inquiètent de voir s’accentuer une concentration malsaine des richesses qui pourrait à terme remettre en cause l’ensemble du système capitaliste tel que nous le connaissons aujourd’hui. En Haïti, les changements espérés par la population ne sont pas seulement d’ordre économiques, mais surtout structurels. Jovenel a enfin compris la première partie du problème qui se base sur un changement du ‘système’. Il lui reste maintenant à comprendre la deuxième partie du problème, à savoir que lui-même fait partie de ce fameux ‘système’. Lorsqu’il aura intégré cette constante dans son équation, alors peut-être prendra-t-il enfin la décision que tout le monde attend avec impatience : sa démission ! Sinon, il peut être certain que le mouvement ‘Peyi Lock’ ne fait que commencer.
Le Floridien, 31 octobre 2019