Pour le cas Dimitri Vorbe, la justice retrouve bizarrement son efficacité!
Statistiquement, vous avez aujourd’hui plus de chance d’être inquiété par la justice haïtienne si vous êtes un opposant au régime Jovenel que si vous êtes un soutien indéfectible. Ce constat a été fait après une compilation de données qui montre de manière flagrante à quel point les gens proches du pouvoir semblent intouchables. Cela met clairement en lumière le deux poids deux mesures des tribunaux haïtiens. Nos procureurs s’intéressent d’abord à votre appartenance politique avant de statuer sur votre cas. Or, sans une justice indépendante et impartiale, on ne peut espérer avoir une démocratie digne de ce nom.
Petro-Caribe, un scandale financier… mais aussi judiciaire
Le scandale Petro-Caribe ne cesse de faire couler beaucoup d’encre dans notre pays. Récemment, la Cour des comptes en a remis une couche en dévoilant de nouveaux éléments accablants dans un dossier déjà bien garni. D’après son dernier rapport, des centaines de millions de dollars ont été détournés de manière frauduleuse. Pour ce faire, les responsables à l’origine de ces abus ont recours à des méthodes bien rodées. Ils mettent en place des projets bidon, soi-disant au service des citoyens. Ils font ensuite des appels d’offres publics sans respecter les règles liées à de telles procédures qui sont pourtant très claires. Le marché est par la suite remporté non pas par le moins-disant, ni par celui qui présente le meilleur projet, mais bien par celui qui sait arroser les bonnes personnes.
Le comble est que tous ces projets de développement voient rarement le jour. Nombreux sont les chantiers abandonnés après seulement quelques coups de pioche, même si l’argent, lui, a bel et bien été décaissé. Il suit alors un circuit tortueux et finit par se perdre dans les méandres de la paperasse administrative pour ne laisser aucune trace. En fin de compte, toute cette comédie d’appel d’offres, de soumission de candidature et de grille de sélection ne sert qu’à duper les Haïtiens pour leur montrer que tout se passe de manière claire et transparente.
La Cour Supérieure des Comptes (CSC), que l’on peut considérer comme un îlot d’honnêteté dans un océan rempli d’imposteurs, a bien découvert le pot aux roses. Son 3ème et dernier rapport n’épargne aucun gouvernement ni aucune institution publique ou semi-publique. Des institutions qui persistent dans leur mauvaise foi puisqu’elles font tout pour entraver l’enquête de la CSC. Ce qui semble logique d’une certaine façon, car il est rare de voir un criminel coopérer pour prouver sa propre culpabilité, sauf dans le cas d’un allègement de peine.
Parmi les exemples de la gestion calamiteuse du fonds Petro-Caribe, on peut citer la distribution de 5000 chèvres aux familles rurales dans le besoin. Le ministère de l’agriculture responsable de cette opération a été incapable de produire le moindre document qui prouve que la distribution a bien eu lieu. Cela sent le détournement à plein nez! Idem pour le grand projet dans la banlieue de Port-au-Prince qui devait voir émerger de terre 1 500 logements ainsi qu’un ambitieux parc industriel. Là encore, quelque 46 millions de $ ont été débloqués pour rien ou presque.
Mais le plus insupportable dans tout cela pour le citoyen haïtien, c’est que malgré ces détournements de grande ampleur, personne n’a jamais été inquiété par la justice. Où est donc passée cette justice qui se dit exemplaire? Il est inconcevable que de si gros montants se volatilisent de la sorte sans que les responsables ne soient identifiés et poursuivis. Il suffit d’en attraper 3 ou 4 pour qu’ils fassent tomber les autres comme un château de cartes. Car les gens qui évoluent dans ce milieu-là ne sont pas réputés pour leur solidarité. Ils passeraient vite aux aveux contre s’ils pouvaient avoir un allègement de leur peine en prison.
Pour le cas Dimitri Vorbe, la justice retrouve bizarrement son efficacité!
Récemment, le cas d’un certain Dimitri Vorbe a défrayé la chronique. Pour ceux qui ne le connaissent pas, Mr Vorbe est un homme d’affaires qui a fait fortune dans le domaine de l’énergie. Il était le directeur exécutif et le vice-président de la SOGENER, une société qui avait eu de juteux marchés au pays en tant que fournisseur d’électricité. Les problèmes de Mr Vorbe ont commencé lorsqu’il s’est rallié au mouvement #PetroChallenge, notamment sur Twitter où il est très actif. Vorbe a ainsi enfreint une règle d’or en Haïti : quand tu manges bien, il faut savoir te taire. La sortie ‘moralisatrice’ de Vorbe n’a pas été du goût de Jovenel et de son clan qui ont donc décidé de sévir. Ils ont chargé le Parquet de Port-au-Prince de régler le cas de ce renégat qui ose cracher dans la soupe. Après deux convocations auxquelles il n’a pas donné suite, Vorbe est tombé sous le coup d’un mandat d’arrêt. Voyant l’étau judiciaire se resserrer autour de lui, Vorbe a décidé de fuir aux États-Unis au lieu de crépir en prison.
Mais même là, le nouveau fugitif n’était nullement à l’abri de la justice haïtienne. Cette dernière a multiplié les démarches auprès des autorités américaines pour qu’il lui soit renvoyé. La justice haïtienne a poussé le zèle jusqu’à l’extrême en faisant presque le travail de l’agence de l’immigration américaine (ICE), dénonçant le fait que son visa touristique ne lui permettait pas de rester plus de 6 mois aux États-Unis, et qu’il doit par conséquent être expulsé comme n’importe quel immigré illégal. Pour accentuer la pression sur les Américains – le gouvernement haïtien a tour à tour brandi un mandat d’Interpol, des soupçons de corruption et de blanchiment de dizaines de millions de dollars, et même un complot contre… l’ambassade américaine à Port-au-Prince. Rien que ça!
Le 21 août, Dimitri Vorbe a fini par être arrêté par des agents de l’immigration à Miami, en compagnie de sa femme. Après une audition face au juge et le paiement d’une caution, il a vite retrouvé la liberté, à la plus grande déception du parquet haïtien qui le voyait déjà embarqué dans un avion vers Port-au-Prince. Toujours est-il, la réactivité de la justice haïtienne dans le cas Dimitri Vorbe dénote une certaine hypocrisie, sachant que cela fait des mois que la population demande des comptes au sujet du scandale PetroCaribe, et que ces demandes sont restées sans suite jusqu’à aujourd’hui.
Les défis immenses qui attendent la justice haïtienne
Notre pays est-il en train de glisser lentement vers l’autoritarisme? On est en droit de se poser la question lorsqu’on s’aperçoit à quel point le pouvoir de Jovenel Moise se renforce jour après jour. C’est un secret de polichinelle que de dire que la justice haïtienne ne dispose aujourd’hui d’aucune indépendance. Elle ne fait qu’exécuter les ordres du gouvernement, sévissant avec une déconcertante facilité (et sévérité) contre ceux qui osent s’opposer au régime en place, et épargnant les fidèles soutiens à Jovenel, même les grands criminels notoires.
Malheureusement, tout cela nous fait dire que l’indépendance judiciaire en Haïti n’est pas pour demain. Ce triste constat émane aussi des organisations internationales qui fustigent une justice à la traîne, et ce malgré de nombreuses aides reçues par l’État haïtien pour la remettre sur pied. Tant qu’il y’aura de la mauvaise foi de la part du pouvoir en place, les choses risquent de ne pas changer, voire même d’empirer. À l’heure actuelle, ce n’est pas dans l’intérêt de Jovenel et de ses proches d’améliorer la situation. Car une justice indépendante et efficace représenterait une menace directe pour eux.
Lorsque les citoyens manifestent pour exiger à ce que toute la lumière soit faite sur le scandale PetroCaribe, ils demandent aussi, indirectement, une réforme radicale de la justice haïtienne. Car sans cela, l’enquête sur les détournements n’ira jamais au bout, et les vrais coupables ne seront jamais jugés. Il est temps de donner un bon coup de pied dans cette fourmilière pour faire sortir tous les malfaiteurs qui s’y cachent. Autrement, on continuera à avoir une justice clémente pour les pro-Jovenel, et une justice malveillante pour les autres.
Dessalines Ferdinand / Le Floridien
31 Août 2020