Dernièrement, à chaque événement national, on retrouve Barbecue sur le devant de la scène. Pourtant, c’est le Premier ministre Ariel Henry qui est censé représenter le pays selon l’ordre protocolaire, surtout depuis que le poste de Président est resté vacant suite à l’assassinat de Jovenel Moïse. Ce que l’on voit depuis quelques semaines est une lutte à couteaux tirés entre Barbecue et l’establishment politique pour contrôler les destinées d’Haïti à court terme. Un combat qui se déroule en 3 rounds, le premier qui aura réussi à mettre son adversaire au tapis sera déclaré gagnant.
Premier round d’observation
7 juillet 2021. Un événement aussi tragique qu’inattendu va bouleverser Haïti. En effet, cette nuit-là, un commando composé essentiellement de mercenaires colombiens attaque la résidence du Président Jovenel Moïse qui sera assassiné dans d’horribles circonstances. Tout le monde craint alors que notre pays plonge dans la guerre civile sur fond de chaos généralisé. Pour ne pas arranger les choses, la disparition du Président intervient au moment même où il avait décidé de changer de gouvernement en nommant un nouveau Premier ministre.
Cette transition inachevée n’a fait qu’amplifier la confusion générale. Heureusement, les choses se sont vite décantées de ce côté-là grâce à la pression internationale qui a adoubé Ariel Henry à la place de Claude Joseph qui se voyait bien pendant un certain temps être le nouveau Chef de l’État.
Mais loin des salons feutrés des responsables politiques, un autre protagoniste dessinait lui aussi sa propre stratégie de conquête du pouvoir. Son nom? Jimmy Chérizier, plus connu sous le nom de Barbecue. Dès l’annonce de l’assassinat de Jovenel Moïse, il a été le premier à s’exprimer pour réclamer que toute la lumière soit faite sur le meurtre du Président et que justice lui soit rendue. Le 26 juillet, accompagné d’une centaine de personnes lourdement armées, il est allé déposer des gerbes de fleurs lors d’un hommage rendu au Chef de l’État assassiné. Par ce geste, Barbecue veut montrer qu’il joue désormais dans la cour des grands.
Pourtant, la trajectoire de cet homme aux ambitions débordantes est assez atypique. Car avant de basculer du côté obscur du crime organisé, Barbecue était.. policier. Et même à ce poste, il n’était pas connu pour être un agent exemplaire. Au contraire. Lors de plusieurs interventions policières dans les quartiers sensibles de la capitale, il est accusé d’avoir commis des exactions et d’avoir bafoué les droits humains. C’est notamment le cas lors de la sanglante opération de nettoyage à Grand Ravine qui s’est soldée par des dizaines de morts.
Quelques années plus tard, rebelote. Chérizier est à nouveau au centre de nouvelles accusations d’assassinats. Mais cette fois, il a troqué ses habits de policiers par celui de chef de gang. Et c’est sous le nom évocateur de ‘Barbecue’ qu’il impose sa loi par la terreur sur les territoires qu’il contrôle. Ainsi, il n’hésite pas à massacrer des dizaines d’innocents pour se faire respecter, comme ce fût le cas à La Saline. Et si Barbecue est resté intouchable pendant si longtemps, c’est principalement parce qu’il aurait passé un accord secret avec le pouvoir en place. En clair, Barbecue se chargerait d’amasser les voix des habitants de son quartier lors des élections, en contrepartie, le pouvoir le laisserait vaquer à ses activités criminelles sans être inquiété.
Sauf qu’à force de jouer à l’apprenti sorcier, le pouvoir a fini par créer un monstre devenu incontrôlable, un peu à l’image de Frankenstein. En face, le gouvernement se retrouve aujourd’hui vidé de sa substance. Il ne reste que des marionnettes qui font semblant de gouverner le pays, mais qui en réalité, ne contrôlent rien du tout ou pas grand chose. En face, Barbecue a gagné en grade et en force, prenant notamment la tête du G9, une alliance des principaux gangs de la capitale.
Deuxième round : la conquête
Voyons que les conditions lui étaient favorables, Barbecue a décidé de passer à l’offensive. Il n’hésite plus à défier ouvertement le pouvoir, et en particulier le nouveau Premier ministre, Ariel Henry. Un petit événement symbolise ce nouveau déséquilibre des forces. Lors de la cérémonie commémorant l’assassinat de l’Empereur Jean Jacques Dessalines (un des fondateurs de la première république noire indépendante du Nouveau Monde) le 17 octobre dernier, les hommes de Barbecue ont réussi à chasser Ariel Henri et le chef de police de l’époque, Léon Charles, qui étaient venus au Pont Rouge pour assister à une cérémonie d’hommage. À la place, c’est Barbecue en personne, vêtu d’un costume blanc, qui a eu cet honneur. Alors, Barbecue futur Président? En tout cas, le principal intéressé ne cache plus ses ambitions de s’accaparer le pouvoir, même s’il sait qu’il lui manque encore un soutien déterminant, celui de la communauté internationale.
Mais pour l’instant, Barbecue s’évertue à galvaniser les citoyens en leur montrant que c’est lui l’homme de la situation. Il devient de plus en plus évident qu’il cherche à endosser le costume de dirigeant, et il s’en donne les moyens. Ainsi, il peut déjà compter sur sa milice bien équipée et face à qui la police nationale fait pâle figure. Au niveau des contacts, il a également noué des liens aussi bien avec les autres gangs qu’avec des politiciens de tout bord qui, pendant longtemps, lui en offert leur protection. Résultat de cette expansion rapide, rien qu’à Port-au-Prince, le territoire contrôlé par Barbecue et/ou ses alliés du G9 est déjà immense : Martissant, Bas Delmas, Simon Pelé, en passant bien sûr par Grand Ravine et Village de Dieu, Barbecue a tissé sa toile en étendant petit à petit sa zone d’influence comme dans un jeu de Monopoly.
Troisième round pour la mise au tapis
Étant donné la fébrilité du pouvoir et le désordre général que connaît notre pays, Barbecue, en fin ‘politicien’, a bien senti qu’il était temps de passer à la vitesse supérieure. Pour cela, il a décidé de s’attaquer au nerf de la guerre : le carburant. Depuis quelques semaines en effet, ses hommes ont fait main basse sur les terminaux pétroliers. Cela a eu pour conséquence le blocage total du pays : taxis, voitures, hôpitaux, télécom.. tout est à l’arrêt. Ariel Henry a bien essayé de se rendre à un des terminaux bloqués pour se rendre compte de visu de la situation et essayer de trouver une solution, mais son cortège a vite été repoussé par les hommes de Barbecue qui a montré une fois de plus sa supériorité sur le terrain.
D’où la question suivante : qui contrôle vraiment le pays? Officiellement, Barbecue est soumis à un mandat d’arrêt. Mais celui-ci n’a jamais été exécuté. Pire, ceux qui essaient de le mettre derrière les barreaux sont écartés sans ménagement par le pouvoir. On se souvient tous comment le ministre de la Justice Lucmane Delille a été éjecté de son poste juste après avoir annoncé vouloir mettre Barbecue hors d’état de nuire. Et que dire de la fois où Barbecue a arrêté le meurtrier de la jeune écolière Evelyne Sincere, ce qui l’a conforté dans son rôle de justicier de la République aux yeux de la population.
Aujourd’hui, avec la guerre du carburant, Barbecue veut sans conteste accentuer la pression sur le pouvoir en place qui semble plus que jamais agonisant. Il veut mettre le nouveau gouvernement à genou en profitant d’une conjoncture favorable. Les planètes sont alignées pour Jimmy Cherizier qui pousse petit à petit ses pions pour mieux cerner sa proie. Reste une grosse épine dans son pied : les États-Unis. Ces derniers ne peuvent pas laisser le pouvoir aux mains d’un chef de gang au passé sulfureux. Sauf que là encore, Barbecue a des arguments qui peuvent faire mouche. Alors que l’Oncle Sam est confronté à un flux migratoire inédit venant d’Haïti, Barbecue peut se présenter comme l’homme providentiel qui saura stabiliser le pays, et par conséquent freiner l’émigration vers les États-Unis.
On saura dans un proche avenir ce qu’il en sera de l’avenir de cet homme aux multiples visages. Ce qui est sûr, c’est que notre pays a besoin d’un homme à la poigne solide pour arrêter la prolifération des gangs et l’explosion de la violence. Et s’il faut passer par Barbecue pour en arriver là, alors soit. Au point où on en est, on ne peut pas se payer le luxe de refuser un médicament qui fonctionne, même si celui-ci a le goût amer.
Dessalines Ferdinand
Le Floridien, 31 octobre 2021