Il y a quelques mois de cela, plus exactement le 5 février dernier, le Président Jovenel Moïse déclarait à Fort-Liberté que les « oligarques corrompus » qui déstabilisent le pays depuis l’assassinat de l’empereur Jean-Jacques Dessalines pour préserver leurs intérêts au détriment de l’intérêt de la majorité des Haïtiens ne pourraient pas l’assassiner, l’emprisonner, l’exiler. Et il rajoutait : « Vous avez assassiné des présidents, vous avez exilé des présidents, vous emprisonnez des présidents. Mais n’oubliez pas que je suis le dernier président qui restera au travers de votre gorge. Je resterai au travers de vos gorges, messieurs. Ce président qui reste au travers votre gorge n’a pas de boss. Son boss est le peuple haïtien ».
Ouvertement, Jovenel Moïse déclarait la guerre aux gens qui prennent le pays en otage, ceux qui s’accaparent toutes les richesses et ne laissent rien aux autres. Le Président avait-il les moyens ou même la volonté d’aller au bout de ses idées ? Ou s’agissait-il encore une fois d’un effet d’annonce à l’aube des élections législatives et du référendum constitutionnel qui se profilaient ? Ce qui est sûr, c’est qu’il a compris qu’en Haïti, ce n’est ni le Président, ni le Premier ministre, ni le parlement qui contrôlent le pays. Pour faire court, Haïti est devenu ingouvernable. Et avec la montée de l’insécurité liée à la prolifération des gangs, le chaos s’est généralisé à tous les secteurs.
À tel point que même la sécurité personnelle du Président était défaillante. Et cela se savait, notamment par ceux qui l’ont tué le mercredi 7 juillet. Dans sa résidence privée située sur les collines de Pétionville, deux guérites ont été installées sur les hauteurs pour pouvoir mieux visualiser les déplacements et détecter à temps d’éventuelles menaces. D’après les voisins du Président, ces guérites n’ont jamais été occupées par aucun policier ou militaire. Pourquoi ? C’est tout le problème de notre pays. Aucun projet n’est mené à terme. On investit dans un hôpital sans y mettre le matériel nécessaire, on dépense des centaines de millions de dollars dans des logements qui ne sortent jamais de terre, on construit des routes et des ponts sans leur allouer le moindre budget d’entretien.
Sur le plan sécuritaire également, cela fait des années que les Haïtiens crient leur colère face aux kidnappings et aux meurtres. Jovenel Moïse a dit comprendre les préoccupations légitimes de la population et a promis qu’il allait faire son possible pour régler le problème. Mais comme on dit, à l’impossible, nul n’est tenu. À lui seul, le Président ne pouvait rien faire tant le mal est profond. Même avec toute la bonne volonté du monde, un homme seul ne peut pas faire de miracle. Jovenel Moïse a tellement sous-estimé le mal qui ronge notre pays qu’il était loin de se douter que ce mal allait un jour frapper à sa porte ! En cette nuit du 6 au 7 juillet, le crime et l’insécurité ont touché la personne censée être la mieux protégée au pays, le Président de la République. L’assassinat du Président a indigné l’ensemble des Haïtiens, même ceux qui ne partageaient pas forcément ses opinions. Pour eux, au-delà de l’homme, c’est le symbole de la nation qui a été pris pour cible. Les Haïtiens sont unanimes pour dire que si changement doit y avoir, il doit passer par les urnes et non par les armes.
Les pro-Moïse comme les anti-Moïse ont donc condamné avec véhémence l’assassinat barbare dont a été victime le Président de la République. Les premiers voulaient qu’il ait au bout de son mandat pour qu’il puisse organiser enfin les élections tant attendues, alors que les seconds espéraient le voir un jour répondre de ses actions devant la justice, notamment en ce qui concerne le scandale Petro-Caribe. Aujourd’hui, les espoirs des deux camps sont anéantis. Pire, on se retrouve avec un pays plus que jamais divisé. Avant même que le Président ne soit enterré, voilà que les différents camps se déchirent pour s’accaparer le pouvoir. Du jour au lendemain, Haïti s’est ainsi réveillé avec trois dirigeants à sa tête : Claude Joseph, le Premier ministre sortant qui ne veut pas sortir, Ariel Henry, le nouveau Premier ministre qui fait tout pour accélérer son investiture craignant de perdre sa place, et enfin, Joseph Lambert, Président du Sénat qui a été choisi par une partie de la classe politique comme nouveau Président intérimaire de la République.
Devant une telle cacophonie à la tête du pouvoir, nos alliés ont demandé plus de retenue à nos politiciens voraces, ne serait-ce que par respect au défunt alors que la période de deuil national vient à peine de commencer. Biden a ainsi exhorté les politiciens haïtiens à s’unir durant cette période difficile pour essayer de sortir de la crise. Suite à l’appel de Biden, la trêve a duré une seule journée avant que les luttes de pouvoir ne reprennent de plus belle. Mais derrière les politiciens qui veulent prendre la place du calife, il y a les oligarques qui mènent la danse en coulisse grâce à leur puissance financière et leurs tentaculaires réseaux d’influence. Les riches familles qui contrôlent l’économie haïtienne sont aux avant-postes pour placer leurs pions à la tête de l’État. Réginald Boulos, Dimitri Vorbe, Steven Benoit, Youri Latortue ne veulent pas laisser passer cette chance historique de resserrer les liens avec le pouvoir après des années de relations tumultueuses avec Jovenel Moïse qui ne voulait pas ‘’leur obéir’’, ce qui a sans doute précipité sa chute. Car comme disait Solon : il faut apprendre à obéir pour savoir commander.
Stéphane Boudin