Après avoir lamentablement gaffé lors de la crise du carburant où sa décision malheureuse a failli faire basculer le pays dans un chaos irréversible, le président Moïse semble vouloir se rattraper en s’engageant dans une nouvelle voie. Il a pour cela amorcé un virage à 180 degrés qui a pris de court le microcosme politique dans son ensemble.
Le chef de l’État a en effet décidé de nommer Jean-Henry Céant, 61 ans, comme nouveau premier ministre, en remplacement de son prédécesseur Jack Guy Lafontant qui a dû remettre sa démission à la suite du soulèvement populaire contre la hausse des prix des produits pétroliers. Mr Céant n’est pas un novice dans le monde politique puisque ce notaire de formation s’est déjà présenté par deux fois à des élections présidentielles, sans succès. Il était d’ailleurs parmi les contestataires qui ont critiqué la validité du dernier scrutin présidentiel, entaché selon eux par de nombreuses irrégularités. Mais, tout cela fait désormais partie du passé. De l’avis de Jovenel Moïse, il est temps de tourner la page et de regarder tous dans la même direction : “… mon élection à la présidence a été contestée par un groupe de candidats dont Mr Céant faisait partie. Mais nous avons en commun notre amour pour Haïti et notre conviction que les Haïtiens doivent s’unir au-delà de leurs divergences pour le bien du pays.” Voilà qui est dit !
Le Président Moïse annonce ainsi clairement la couleur. À un moment où Haïti traverse une des périodes les plus critiques de son histoire moderne, il veut insuffler un nouvel air de changement et surmonter les divisions partisanes qui handicapent la nation et l’empêchent d’aller de l’avant. C’est donc en toute connaissance de cause que Moïse est allé chercher au sein même de l’opposition, pourtant réputée pour lui être particulièrement farouche, son chef du gouvernement.
Mais d’où lui est venue l’idée de nommer un opposant, de surcroit ex-adversaire à la dernière élection présidentielle, à la tête de la primature ? Il faut croire que ce projet a germé dans l’esprit du chef de l’État aux premières heures qui ont suivi la capitulation du cabinet Lafontant. Depuis, ce qui n’était qu’une option parmi d’autres ne va cesser de se frayer inexorablement son chemin jusqu’à devenir réalité. D’un point de vue strictement politique, cette manœuvre s’apparente à un véritable coup de poker audacieux. En effet, beaucoup ne donnaient pas cher de la peau du Président au lendemain de la crise qu’a connue le pays le mois passé. Politiquement affaibli, confronté à des pressions de toutes parts, décrédibilisé, on lui prédisait une chute imminente. Sa situation était peu enviable puisqu’il n’avait plus droit à l’erreur et sa marge de manœuvre était fortement réduite. Ses moindres faits et gestes étaient scrutés à la loupe. D’autant plus qu’avec la démission de son Premier ministre Lafontant, tous les regards étaient naturellement braqués sur lui.
Et il n’a pas déçu les spéculateurs, prenant à contre-pied ceux qui souhaitaient sa chute, et régalant par un stratagème savamment orchestré ses nombreux soutiens. Avec cette nouvelle nomination, il a non seulement réussi à rebondir sur la scène politique, mais il a en plus trouvé une façon ingénieuse de tenir à distance, ne serait-ce que momentanément, les velléités belliqueuses de ses adversaires les plus irréductibles. En effet, pour couper l’herbe sous les pieds de l’opposition qui réclamait ardemment sa démission, Moïse a pris les devants en plaçant un des leurs à la tête de l’exécutif. Il envoie ainsi un message sans équivoque à toute la nation en se posant en Président rassembleur de tous les Haïtiens, et ce, quelles que soient leurs appartenances politiques et orientations idéologiques.
Sans remettre en cause la bonne foi de Moïse et sa sincérité quand il évoque l’union sacrée du pays, qui selon lui doit primer sur les calculs personnels de certains arrivistes, une partie des analystes a tout de même une tout autre lecture de sa nouvelle manœuvre. Le Président fait en effet d’une pierre 2 coups en endossant le costume de celui qui se place au-dessus de la mêlée, et ce à moindres frais. En engageant un poids lourd issu d’une partie de l’opposition pour diriger le futur gouvernement (même si ce dernier n’a récolté que 0,75% des suffrages en 2016), il expose ses détracteurs directs à la critique du peuple dans la mesure où c’est la primature qui sera dorénavant sur le devant de la scène. L’opposition se retrouve pour ainsi dire coincée entre deux chaises. D’un côté, elle ne peut dénigrer sa propre politique sous peine de se tirer une balle dans le pied puisque le chef est issu de ses rangs, et d’un autre, elle n’échappera pas à la furie du peuple si la situation du pays ne s’améliorait pas. L’équation deviendra d’autant plus compliquée que l’actuel premier ministre entend agréger les forces vives de l’ensemble de l’échiquier politique national.
Cette façon malicieuse de museler ses rivaux en les mettant devant leurs propres responsabilités n’est pas nouvelle. Si l’opposition ne relève pas les défis auxquels elle sera confrontée, elle perdra toute crédibilité aux yeux de l’opinion et risque d’être complètement dynamitée de l’intérieur. Un scénario qui ouvrira à n’en point douter un boulevard à l’actuel Président avant les prochaines élections. Ce qui laisse dubitatifs certains observateurs, c’est la facilité avec laquelle Mr Céant a accepté cette responsabilité, semblant sous-estimer les conséquences politiques que pourrait engendrer ce qui ressemble fort à un cadeau empoisonné. Plusieurs questions demeurent : a-t-il posé des conditions avant de consentir à prendre ce poste ? a-t-il mesuré l’ampleur de la tâche qui l’attend ? Le prestige de son nouveau statut l’a-t-il aveuglé au point de lui faire oublier son sens de l’analyse la plus basique ? Ne sait-il pas qu’il est sur un siège éjectable, et que si ça devait mal tourner, c’est sa tête qui sera mise à prix en premier ? Sans doute le principal concerné a-t-il estimé qu’il avait plus à y gagner qu’à y perdre.
Dans tous les cas, Moïse est sans conteste l’homme qui sort renforcé de ce nouveau schéma improbable que peu imaginaient possible il y’a quelques semaines encore. On n’est pas loin de la théorie “diviser pour mieux régner” inventée par Philippe II de Macédoine (Divide et Impera). Chaque dirigeant est confronté à 3 jugements lorsqu’il arrive au pouvoir : celui de Dieu, celui de sa conscience et celui du peuple. S’il ne craint pas les 2 premiers, le 3ème trouvera toujours le moyen de le ramener à la raison. Mr Céant ne devrait pas l’oublier, car d’autres avant lui sont passés par là et y ont laissé plus que des plumes.
D. Ferdinand/Le Floridien, 13 août 2018