Alors même que les analystes les plus optimistes ne croyaient plus en un dénouement prochain de la crise haïtienne. Alors que tout semblait indiquer qu’on se dirigerait vers un enlisement qui durerait des mois tant les positions des deux camps en conflit étaient devenues irréconciliables. Voilà que l’accord signé in extremis entre la société civile et l’opposition, après des discussions animées dans un hôtel de la capitale, vient rebattre les cartes d’une lutte de pouvoir impitoyable !

L’ennemi de mon ennemi est mon ami

Tout le monde sait que la société civile en Haïti met le pouvoir et l’opposition dans le même panier. La majorité des politiciens haïtiens sont considérés comme issus du célèbre ‘système’ que Jovenel a si bien décrit dernièrement. Nos élus et gouvernants ont été façonnés dans le même moule, celui de la corruption, du clientélisme et de l’opportunisme cru. C’est peu dire que la société civile ne porte pas dans son cœur ce groupe véreux qui a plongé l’ensemble de la population dans la misère, le désespoir et la pauvreté la plus extrême. La population en a vu des vertes et des pas mûres au cours des deux décennies écoulées. Échaudée par les expériences désastreuses des derniers Présidents, elle ne risque certainement pas de se fourvoyer à nouveau en prenant des vessies pour des lanternes.

Mais la situation socio-politique est devenue telle que le pays s’est retrouvé dans un cul-de-sac. Il fallait donc trouver une solution, et vite. S’allier au diable pour sortir de ce bourbier est la réponse imaginée par la société civile pour débloquer la situation et la faire évoluer dans le bon sens. Cela a permis de bouger enfin les lignes d’une guerre de tranchées qui ne disait pas son nom. Pactiser avec l’ennemi de mon ennemi est une vieille stratégie qui n’est pas sans risque. Mais au vu de la situation actuelle, le jeu en valait peut-être la chandelle.

Toujours est-il, les protestations quasi quotidiennes dans les quatre coins du pays sont un désaveu pour l’actuel président Jovenel Moise qui est devenu un gibier de potence pour presque l’ensemble des Haïtiens. C’est sur cette base que les négociateurs ont entamé le dialogue à l’hôtel Marriott de la capitale Port-au-Prince, espérant trouver une sortie de crise qui puisse sauver la nation d’un embrasement généralisé. Pendant deux jours, et sous la supervision de l’homme d’affaires et membre du collectif Passerelle Bernard Craan qui a joué le rôle de facilitateur, les différents partis d’opposition ainsi que plusieurs groupes de la société civile censés représenter un large pan de la population, ont joint leurs efforts pour essayer de sortir le pays du chaos.

Que stipule l’accord entre la société civile et l’opposition ?

‘Entente Politique de Transition’, ou EPT pour les passionnés des sigles, est le résultat de débats ayant réuni différents groupes de l’opposition, à savoir le Forum Patriotique, l’Alternative Consensuelle, l’Opposition Institutionnelle et Mache Kontre. Deux absences de poids lors de ces discussions sont tout de même à signaler : la formation politique de Jovenel, le PHTK, qui a sans surprise boycotté une réunion qu’elle considère comme hostile dans la mesure où elle impose la démission du Président comme condition préalable à toute négociation. Fanmi Lavalas ensuite, la formation de l’ancien Chef de l’État Jean-Bertrand Aristide, ne faisait pas partie non plus des signataires de l’accord du bloc de l’opposition. Maryse Narcisse, qui s’est présentée sous les couleurs de ce parti lors des dernières présidentielles, a fait une mise au point en déclarant qu’elle était contre certaines dispositions clés de l’accord, même si sur le fond, elle s’est également montrée favorable à une démission immédiate du Président Moise.

Mais que stipule au juste cette Entente Politique de Transition ? Tout d’abord, le départ du Chef de l’État actuel qui est tenu pour responsable des déboires que traverse le pays en ce moment. Pour éviter toute vacance du pouvoir, un Président de transition devrait être choisi parmi les juges de la Cour de cassation, un point justement sur lequel la formation Fanmi Lavalas a exprimé des réserves, puisque selon les dires de Maryse Narcisse, cette juridiction fait elle aussi partie du ‘système’ tant décrié. En plus du futur Président, un Premier ministre issu du bloc d’opposition signataire de cet accord devrait également être désigné à titre provisoire.

Pour mener à bien ce projet, une nouvelle commission de 7 personnes devra être créée, avec pour objectif de choisir le nom de celui qui devra assurer la fonction suprême pendant cette période de transition. Comme l’a si bien rappelé le porte-parole de Passerelle, le pasteur Lemète Zephyr, lors d’un compte-rendu public à l’issue de cette réunion inédite, l’accord signé sera remis au Président Jovenel en espérant que ce dernier va se montrer coopératif, sachant que légalement et d’un point de vue constitutionnel, ce texte n’est pas contraignant. En d’autres termes, si le Chef de l’État continue à faire la sourde oreille suite à cet appel, il devra assumer l’entière responsabilité de ses actes si jamais le pays plonge dans une anarchie totale.

Chacun place ses pions et prépare l’après-Moïse

La balle est maintenant dans le camp de Jovenel Moïse qui devra, en son âme et conscience, décider de la manière dont il donnera suite à cet accord. Soit il prend en considération cette ultime invitation à quitter le pouvoir pour le bien d’Haïti et démissionne, soit il persiste dans son entêtement et continue à s’accrocher à son poste, auquel cas, personne ne pourra prédire de ce qu’il adviendra du pays. Un premier communiqué du Parti Haïtien Tet Kale (le PHTK) fait malheureusement craindre le deuxième scénario. La formation politique du Président de la République a réagi presque immédiatement pour rappeler que ledit accord ne représente en aucun cas l’opinion de l’ensemble de la population haïtienne, soulignant que la seule voie de changement passe par les urnes. Lorsque cela fait son affaire, Jovenel et ses affidés se transforment tout d’un coup en ardents défenseurs de la démocratie. Ils semblent oublier qu’en démocratie, un dirigeant élu au sufrage universel se doit aussi de respecter ses promesses envers le peuple et ne jamais trahir sa confiance. Beaucoup considèrent le ton moralisateur et donneur de leçon du communiqué du PHTK comme malvenue, estimant que cette annonce pathétique ne fera qu’envenimer la situation au lieu de l’apaiser.

Dans un monde où tout va très vite, les Haïtiens voient bien que dans d’autres pays, la pression de la rue finit tôt ou tard par faire éjecter les dirigeants impopulaires du pouvoir, même les plus coriaces. La démission de Hariri au Liban, de Boutflika en Algérie, ou celle plus récente de Morales en Bolivie, apporte de l’eau au moulin de ceux qui veulent voir Jovenel quitter ses fonctions rapidement. Ce n’est qu’une question de temps avant que le Président ne comprenne que sa situation est intenable et que son destin à la tête de l’État est déjà scellé. Les tractations dans les coulisses se trament depuis un bon moment pour préparer l’après-Jovenel. La course est lancée pour avoir les meilleures places lors de la formation du prochain gouvernement. Un jeu de dupes qui n’est pas du goût des Haïtiens qui savent très bien qu’un grand nombre d’opposants profitent de la situation pour régler des comptes et s’accaparer des postes les plus convoités.

Si l’opposition croit que les Haïtiens lui donnent carte blanche pour récupérer le pouvoir à son compte et en faire ce que bon lui semble, alors elle se trompe lamentablement. Les Haïtiens savent très bien que la plupart des rivaux politiques de Jovenel ne valent pas mieux. L’alliance de circonstance entre société civile et opposition pour chasser Jovenel doit être considérée comme un mariage de raison, mais certainement pas comme un mariage de cœur. C’est le peuple qui a commencé cette révolution, et c’est lui seul qui saura quand et comment la terminer.

Le Floridien, 14 novembre 2019

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