MIAMI — Tout le monde a encore en mémoire les émeutes qui ont secoué Haïti début juillet suite à une annonce inopinée du gouvernement qui voulait augmenter les prix des carburants. Depuis, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Mais la population, elle, n’a pas pour autant baissé la garde et elle reste toujours vigilante. Aujourd’hui, elle demande des comptes sur la gestion de l’argent de PetroCaribe. Les observateurs politiques y voient déjà les prémices du plus grand scandale politico-financier de l’histoire d’Haïti. La société civile, quant à elle, s’est mobilisée principalement à travers les réseaux sociaux, et elle ne compte pas lâcher prise jusqu’à ce que toute la lumière soit faite sur ce qui semble être un détournement de grande ampleur.

PetroCaribe se voulait un modèle de coopération Sud-Sud

Sur le papier, le projet PetroCaribe avait tout pour réussir et devenir un exemple de coopération Sud-Sud à l’échelle régionale. Cette alliance pétrolière, portée par le défunt président Hugo Chavez et ses homologues des Caraïbes, avait pour but initial de vendre à des tarifs préférentiels et avec certaines facilités de paiement le brut vénézuélien. Cette noble initiative était censée aider les pays bénéficiaires, aux économies encore fragiles et tributaires du cours mondial du pétrole, d’alléger leur facture énergétique qui plombe bien souvent leur équilibre budgétaire. En effet, une fois soulagés de ce fardeau financier, les gouvernements allaient avoir plus de latitude pour réinvestir l’argent ainsi récolté dans divers projets de développement socio-économiques.

L’alliance PetroCaribe regroupe la majeure partie des nations de la région pour un total de 17 pays membres. Parmi eux, on retrouve notamment Haïti, Cuba, Jamaïque, République dominicaine, Surinam Nicaragua et bien entendu, le Venezuela. Si au départ, l’accord ne touchait que le pétrole, en 2013, PetroCaribe a cherché à nouer des liens avec l’alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA) afin que cette solidarité régionale s’étende à d’autres secteurs économiques. Cet élargissement rappelle le chemin similaire pris de l’autre côté de l’Atlantique par l’Union européenne, qui avait commencé par le traité de Paris (1951) sur le charbon et l’acier, avant d’englober d’autres domaines à travers le traité de Rome (1957), aboutissant à l’émergence du marché commun tel que nous le connaissons aujourd’hui.

Présentement, le programme PetroCaribe traverse une période d’incertitude, en raison notamment de l’instabilité politique et économique que connait Venezuela, qui reste par ailleurs le maillon central de cette alliance. Signe qui ne trompe pas, après avoir dévalué la monnaie nationale, le bolivar, de 95% pour faire face à une inflation record, le gouvernement Maduro vient de décider de supprimer les subventions des carburants afin de pouvoir dégager plus de liquidités, même si leurs prix restent parmi les moins chers au monde. De plus, la production de brut a atteint son plus bas niveau depuis 70 ans, ce qui peut finir par impacter négativement l’action de PetroCaribe sur le court terme.

Haïti et l’argent de PetroCaribe, du pain bénit pour les corrompus et les pilleurs d’État

Haïti ne fait pas partie des membres fondateurs de PetroCaribe, puisque le Venezuela ne reconnaissait pas le gouvernement Aristide à l’époque de sa création. Ce n’est qu’après l’élection de René Préval en 2006 qu’Haïti a enfin pu rejoindre l’alliance. Et d’après les estimations concordantes de différents économistes, le pays a pu récolter la somme colossale de 3,8 milliards de dollars depuis son adhésion. Une manne financière qui devait théoriquement être réinvestie dans des projets socio-économiques dont le pays a tant besoin. En théorie seulement ! Car lorsque le citoyen haïtien regarde autour de lui, il ne voit ni routes, ni hôpitaux, ni écoles. Une fois encore, tout semble indiquer que l’argent s’est volatilisé comme par magie. Or, ce n’est un secret pour personne que les différents gouvernements qui se sont succédé étaient corrompus jusqu’à la moelle. Mieux, un rapport présenté au sénat par une commission spéciale d’enquête pointait déjà du doigt la mauvaise gestion des fonds publics issus de PetroCaribe. 15 anciens ministres et 2 Premiers ministres ont été épinglés par ledit rapport pour les nombreux détournements, prévarications et manquements à la loi. Malheureusement, tout cela n’était qu’un feu de paille pour endormir le peuple puisqu’aucune suite n’a été donnée à l’affaire. L’implacable rouleau compresseur que constitue l’administration étatique a tout fait pour étouffer le scandale, car tout le monde ou presque était mouillé jusqu’au cou.

La population mobilisée pour identifier et punir les coupables

Les Haïtiens manifestent depuis quelques mois leur ras-le-bol vis-à-vis de la classe politique du pays, toutes tendances confondues. Ils ont compris qu’en restant silencieux, cela revenait à cautionner indirectement les agissements délictueux de leurs dirigeants qui persistent dans les détournements à grande échelle et mettent à sac le pays. Et comme l’appétit vient en mangeant, ceux qui s’en mettent plein les poches ont pris goût à la chose et ne semblent pas prêts de s’arrêter. Il devenait donc urgent d’agir, mais surtout de sévir.

Indignés par l’impunité de tous ces escrocs qui gouvernent, par les inégalités et l’écart croissant entre les riches et les pauvres, par l’état de déliquescence dans laquelle se trouve le pays, certains activistes haïtiens ont décidé de prendre les choses en main. Ils ont pour cela eu la clairvoyance d’utiliser les leviers modernes de communication dont ils disposaient, à savoir les médias sociaux, afin de mobiliser le plus grand nombre et faire bouger les consciences. Le jeune cinéaste Gilbert Mirambeau Jr. est celui qui a lancé le top départ du mouvement ( avec son tweet ‘Kot Kòb Petwo Karibe a ???), relayé par des caisses de résonnance médiatiques constituées principalement de célébrités. Ces dernières ont créé un appel d’air qui a permis d’amplifier la portée du message plus facilement, à l’image de l’engagement du rappeur K-lib pour la cause. Le hashtag #PetroCaribeChallenge est ainsi devenu viral en quelques jours à peine. On a également vu naître quelques “escarmouches digitales” ici et là, comme les invectives échangées entre

Dimitri Vorbe et Stanley Lucas (conseiller spécial du président) par tweets interposés, un affrontement auquel est venu se greffer l’ancien Premier monistre de l’ex-président Michel Martelly, Laurent Lamothe, qui n’en est pas sorti totalement indemne.

Sur le terrain, des manifestants se sont rassemblés pour protester pacifiquement devant la cour des comptes et du contentieux administratif (CSC/CA)
afin de demander des explications. Pourquoi les enquêtes restent-elles sans suite? Pourquoi les coupables ne sont-ils jamais inquiétés par la justice? Et surtout, où est passé l’argent?

Plusieurs personnalités publiques ont depuis rejoint cette action citoyenne qui ne cesse de grossir. Qu’elles proviennent des milieux artistiques (Mikaben, Gaelle Bien-Aimée..), associatifs ou encore des affaires (Pierre Boulos), toutes sont unanimes pour décrier cette corruption endémique qui saigne le pays à blanc. Certains politiciens opportunistes ont bien essayé de s’introduire dans la brèche afin de se refaire une virginité et lisser leur image médiatique. Ils ont été éconduits manu militari par les citoyens qui ne veulent pas de récupération politique de leur mouvement. Eric Jean-Baptiste, le tout nouveau secrétaire général du RDNP, et l’ex-député Arnel Bélizaire viennent d’ailleurs d’en faire l’amère expérience.

Espérons que le pouvoir en place ne va pas faire comme ses prédécesseurs, à savoir jouer la montre et laisser passer la tornade pour ensuite revenir aux affaires comme si de rien n’était. Dompter la colère populaire par la lassitude et la guerre d’usure, voilà une technique éprouvée dont nos dirigeants usent et abusent. Le peuple haïtien ne doit rien lâcher. Il a l’obligation de poursuivre de manière pacifique sa lutte jusqu’au bout. C’est sa dignité et son futur qui sont en jeu.

Le Floridien, 27 août 2018

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