«La situation en Haïti est préoccupante, nous avons donc demandé à notre personnel non-essentiel de l’ambassade de quitter le territoire jusqu’à nouvel ordre». Ce témoignage sous couvert d’anonymat émanant d’un haut responsable de la représentation diplomatique américaine à Port-au-Prince montre à quel point la situation dans le pays est plus que jamais critique. D’autres pays comme le Canada ou la France ont également exprimé via des communiqués leurs inquiétudes, invitant par la même occasion leurs ressortissants à rester prudents face à une conjoncture sociale et politique explosive qui peut dégénérer à n’importe quel moment. Malgré les appels au calme des pays amis, malgré l’exhortation à l’apaisement et au dialogue du chef du gouvernement haïtien Jean-Henry Céant, pourtant fraîchement nommé après les émeutes de juillet dernier, la rue continue à crier sa colère et sa frustration.
Bien malin est celui qui peut dire si les manifestations secouant le pays aujourd’hui sont dirigées contre le gouvernement Moise seul, ou contre l’establishment politique dans son ensemble, opposition comprise. Parti haïtien Tèt Kale (PHTK), Vérité, Réponse Paysanne (RP), Inite, Rassemblement des démocrates nationaux progressistes (RDNP), Alliance Démocratique (AD), etc… lorsqu’il s’agit de choisir des noms pour leurs partis, il faut bien avouer que nos politiciens sont forts ! Très forts même ! Ils prennent toujours soin d’adopter des noms qui tintent aux oreilles des citoyens comme des guirlandes accrochées à un sapin de Noël. Malheureusement, cela fait bien longtemps que les Haïtiens ne croient plus au père Noël. Plus personne ne défend vraiment leurs intérêts dans les deux chambres. Et pour cause. Notre échiquier politique est sclérosé comme jamais avec pas moins de 17 partis politiques pour environ 11 millions d’habitants. Cela sans parler des 27 autres partis qui n’ont pas réussi à placer un des leurs au sénat ou au parlement.
Ce que l’on retient de tout cela, c’est que ce n’est pas seulement les hommes qu’il faut changer, mais tout un système politique à bout de souffle qui aujourd’hui n’est plus vraiment représentatif. Les modifications cosmétiques auxquelles nous assistons ces dernières années ont fini par lasser tout un peuple qui commence à perdre patience. Changer un président par un autre ou effectuer un nouveau remaniement ministériel, ce n’est que du fard à joues auquel plus personne ne croit. Nos dirigeants par contre ne voient pas les choses de la même manière. Ils font tout pour que l’actuel système perdure, car chacun y trouve son compte : les riches deviennent de plus en plus riches, les corrompus ne sont jamais jugés, et nos représentants eux continuent à voter des lois sur mesure pour protéger tout ce beau monde et pérenniser les “bonnes affaires”. Comme disait Paul Valery : «la politique est l’art d’empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde». Cette citation s’applique parfaitement à l’environnement politique putréfié dans lequel nous évoluons aujourd’hui.
Pendant ce temps, la rue s’embrase à nouveau dans les 4 coins du pays. On a pu voir un peu partout de violents affrontements entre les forces de l’ordre et les manifestants. Aux jets de bâtons et de pierres, la police répond par des gaz lacrymogènes et des canons à eau. On a également répertorié un certain nombre de fusillades qui ont fait plus de 11 victimes et de nombreux blessés. L’insécurité, qui était déjà désastreuse avant ce soulèvement populaire se dégrade de jour en jour. La population ne peut plus vaquer à ses occupations quotidiennes sans prendre le risque de se faire attaquer par des brigands qui profitent de la confusion générale pour commettre leurs délits. Dans certains quartiers, on se croirait même en état de guerre, avec des barricades érigées ça et là pour bloquer toute intervention policière. Plus personne n’ose sortir de peur de tomber sur des échauffourées et d’y laisser sa peau. Alors que la majorité de la population doit faire face à une pauvreté indescriptible, voilà que la peur vient elle aussi assombrir un tableau déjà bien sinistre.
La classe politique quant à elle continue à vivre dans sa bulle, complètement coupée de la réalité. Certains opposants prônent un soulèvement populaire pour renverser l’actuel gouvernement. Mais ce ne sont là que des usurpateurs qui veulent juste surfer sur le mécontentement des petites gens pour prendre le pouvoir. À l’image d’un Jean-Charles Moïse qui cherche à être aux premières loges lorsque le vent commencera à tourner. Dans son esprit, quand le vin est tiré, il faut le boire. Or comme il a déjà déshonoré le drapeau national, il ne compte pas s’arrêter en si bon chemin.
Cela dit, s’il y’a un enseignement positif à retenir de la situation actuelle, c’est que les masques commencent à tomber petit à petit. Les opportunistes et les comploteurs qui se cachaient jadis montrent le bout de leur nez. Cela permettra de les repérer plus facilement lorsque viendra le jour de faire les comptes. Et c’est la justice populaire qui s’en occupera, car c’est la seule pour l’instant qui soit totalement impartiale. En attendant, il devient de plus en plus clair que la mobilisation ne faiblira pas.
DF/LE FLORIDIEN, 28 novembre 2018