MIAMI — Décidément en Haïti, le métier d’artiste et de politicien sont incompatibles. Le regretté Manno Charlemagne, qui fut maire de Port-au-Prince de juin 1995 à 1999, l’a lui-même avoué. Être un artiste engagé ne fait forcément de vous un bon politicien. On a eu le cas désastreux de Michel Martelly, alias Sweet Micky, qui a déshonoré la fonction présidentielle comme jamais auparavant. Le voilà rejoint par son acolyte et sénateur de l’Artibonite Gracia Delva. Ce dernier a repris le flambeau de fort belle manière puisqu’il est soupçonné d’avoir des liens avec le chef de gang très recherché Arnel Joseph.
L’ascension politique opportuniste de Gracia Delva
Avant de parler des méfaits de Gracia Delva récemment révélés au grand public, il convient tout d’abord de décrypter la personnalité de cet homme politique au parcours atypique.
Gracia Delva (44 ans) a très tôt embarqué dans le monde artistique de la musique kompa. Il a ainsi rejoint successivement les groupes GéroStar, Djakout et Zenglen avant de décider de voler de ses propres ailes en fondant son propre groupe Mass Konpa en 2003. Rien ne prédestinait ce natif de Marchand-Dessalines à embrasser une carrière politique. Et pourtant, il faut croire que le costume d’artiste-chanteur devenait trop étroit pour lui. Il a donc décidé d’utiliser sa voix grave comme outil pour séduire les électeurs de sa circonscription et aller à la chasse de leurs votes.
2010 marque donc un tournant dans la carrière politique de Gracia Delva, puisque c’est cette année-là qu’il va réussir à se faire élire pour la première fois comme député de Marchand Dessalines, la localité qui l’a vu naître. Toujours élégant dans son costume trois-pièces, portant à l’occasion des lunettes de soleil de marque, Gracia Delva aime afficher sa réussite. Certaines mauvaises langues diront que son côté bling-bling fait penser aux gangsters qui exhibent leur fortune mal acquise. Delva lui n’a cure des critiques et poursuit son petit bonhomme de chemin. Opportuniste, il a vite appris les rouages du métier auprès de ses congénères. Ainsi, même en étant réélu pour un 2ème mandat de député en 2015 sur la liste PHTK, il décide de se lancer à la conquête d’un siège sénatoriale sous la bannière d’Ayiti ann Aksyon (AAA). Pari réussi puisque Delva deviendra peu de temps après sénateur de l’Artibonite, profitant de la machine électorale de son nouveau parti pour atteindre ses objectifs politiques à moindres frais. Ceux qui connaissent l’homme de près disent que c’est quelqu’un qui n’aime pas se cantonner aux seconds rôles. Nul doute que l’ex-chanteur de Zenglen convoite lui aussi de prestigieux postes au gouvernement sur le court terme !
Des communications téléphoniques qui ne laissent aucune place au doute
Mais en politique, il faut aussi savoir attendre son heure et ne pas brûler les étapes. C’est une règle d’or que semble ne pas vouloir respecter Gracia Delva qui a sans doute hâte d’avoir lui aussi une place au soleil au plus vite. Malheureusement pour lui, une enquête diligentée par la commission sécurité et justice du sénat a révélé une série de conversations téléphoniques avec Arnel Joseph, un chef de gang activement recherché par la justice. Celui-ci a d’ailleurs récemment attaqué un commissariat de Petite Rivière, un assaut qui s’est soldé par 2 morts du côté des malfrats et de nombreux blessés chez les forces de l’ordre qui ont pu repousser l’attaque.
Face à la gravité de ces accusations, Gracia Delva a d’abord tout nié en bloc et a démenti avoir eu le moindre contact avec ledit chef de gang. Puis, lorsque des preuves accablantes lui ont été présentées, il ne pouvait plus contester l’évidence. Il lui était difficile d’expliquer les 24 conversations téléphoniques qu’il a eues avec Arnel Joseph en moins de 2 semaines (7 au 22 février). Acculé de toutes parts et se retrouvant dos au mur, il a donc dû se résigner à admettre avoir eu des contacts avec le célèbre criminel, tout en continuant à clamer haut et fort qu’il n’avait rien à se reprocher et qu’il avait le droit de parler à qui il voulait. C’est ainsi que l’aura du jeune politicien a dégringolé en l’espace de quelques jours, passant de star montante du sénat à un simple renégat. Même sa propre formation politique a fini par le désavouer, puisque les membres du directoire d’AAA l’ont définitivement exclu du parti lorsqu’ils se sont rendu compte que les accusations contre le sénateur de leur formation ne souffraient d’aucune contestation.
Pourquoi le cas Gracia Delva doit nous alerter ?
Le cas Gracia Delva nous montre à quel point la zone grise entre les politiciens et le crime organisé reste particulièrement opaque, et peut cacher bien des surprises. Si nous allons souvent chercher les causes de la criminalité dans la pauvreté, les politiciens ne sont pas non plus exempts de tout reproche. À l’instar du cas révélateur de Gracia Delva, certains élus condamnent les réseaux criminels le jour et les côtoient la nuit à l’abri des regards. Cette hypocrisie fait dire à certains que si les gangs assassinent des innocents avec leurs fusils, les élus aussi tuent avec leurs stylos.
Il y’a malheureusement des décideurs aujourd’hui qui ne se privent pas de faire appel à des bandes criminelles pour créer la zizanie et avancer sournoisement leurs pions dans l’échiquier politique national. On a tous encore en mémoire les mercenaires qui ont réussi à infiltrer dans le pays un véritable arsenal de guerre et qui auraient pu faire un carnage sans l’intervention providentielle de la police nationale (PNH). À se demander si on n’est pas en train de voir naître une alliance gagnant-gagnant entre le crime organisé et les politiciens : protégez-nous et on vous protègera en retour.
C’est cette façon de faire machiavélique que semble avoir adoptée le chanteur-sénateur Gracia Delva, devenu maître chanteur depuis qu’il est tombé de son piédestal et qu’il a commencé à menacer de divulguer les noms si on ne le laissait pas tranquille. Le dangereux rapprochement entre le monde politique et les criminels de droit commun doit nous alerter à plus d’un titre, alors que l’insécurité dans nos rues est devenue endémique, voire incontrôlable dans certaines régions du pays. À tel point que nous commençons à voir surgir ici et là des zones hors la loi où l’État n’arrive même plus à asseoir son autorité. Des gangs sans scrupule y font régner la terreur et extorquent à la population ses biens au quotidien en toute impunité. Alors avant de nettoyer nos rues de ces bandes criminelles, nous devons d’abord faire le ménage à l’Assemblée nationale où des criminels d’un autre genre, habillés en costume cravate, font et défont la loi à leur guise selon leurs propres intérêts.
Le Floridien, 28 avril 2019