Alors que la majorité des Haïtiens souffrent le martyre au quotidien, n’ayant même pas de quoi nourrir et habiller leurs enfants, les riches notables du pays trouvent le moyen de pousser la provocation à son paroxysme. La dernière en date a eu lieu lors du long week-end du ‘Thanksgiving’ aux Etats-Unis, où des personnalités publiques haïtiennes ont assisté à des fêtes grandioses, ce qui montre leur mépris et peu de considération pour les souffrances de leurs compatriotes au pays.

L’establishment haïtien affiche sans vergogne son dédain envers le petit peuple

Le 28 jeudi dernier était célébrée la Thanksgiving. Une fête américaine aux origines paysannes où l’on y remerciait le seigneur pour les bonnes récoltes tout en implorant sa miséricorde et sa bienveillance. L’élite haïtienne, venue en grand nombre en Floride durant ces jours de célébrations, en a profité pour faire une réadaptation de la Thanksgiving selon sa propre vision de la solidarité, de l’entraide et du partage. Des politiciens influents, des hommes d’affaires aux bras longs, des personnalités médiatiques, bref, tout le gratin d’Haïti s’est donné rendez-vous en Floride pour quelques jours de réjouissances avec leurs familles. On les imagine très bien assis autour d’un bon dîner, les mains croisées, rendant grâce au seigneur d’avoir mis leurs enfants à l’abri des ‘sauvageons’ affamés qui terrorisent Haïti en ce moment, de faire partie de cette classe de privilégiés qui a pu s’enrichir de manière illicite sur le dos des 95% qui croupissent dans la misère, de pouvoir compter sur un pouvoir en place qui comprend leurs préoccupations et prête une oreille attentive à leurs ambitions cupides.

Ils enchaînent alors avec une autre petite prière pour l’année prochaine : “vivement que la situation redevienne calme en Haïti, car il y’a encore tant à prendre”, “vivement que ce peuple miséreux rentre chez lui et cesse de nous importuner dans nos affaires, car nos enfants grandissent et les frais universitaires aux États-Unis coûtent cher”, “vivement que le Président Moïse reste en poste jusqu’à la fin de son mandat, car lui seul peut répondre à nos attentes et assouvir nos besoins”. Amen !

Après ce court moment de recueillement, la petite famille se jette sur un repas copieux où une dinde dorée et bien en chair les attend au centre de la table. Les plus sadiques poussent même l’indécence jusqu’à se connecter sur Youtube pour voir comment évolue la souffrance des Haïtiens restés au pays, sans que cela n’entame en rien leur appétit vorace.

Et si vous posiez la question à ces mêmes individus pour savoir s’ils aiment leur pays, ils vous répondront sans l’ombre d’une hésitation que ce sont eux les vrais patriotes. C’est eux qui offrent des emplois aux petites gens, qui font tourner l’économie du pays et assurent sa stabilité. Lorsqu’on leur rappelle que notre économie est à zéro, ils répondent que sans eux, ça aurait été encore pire que ça !!! Autant dire que le culot de ces gens-là est inébranlable.

Mais assez bavardé. Il est temps maintenant de faire la fête pour se changer les idées. Nos valeureux notables sont exténués par la vie en Haïti et veulent enfin profiter des richesses si durement obtenues aux frais du contribuable. Ils se dirigent alors vers les adresses huppées pour claquer tout cet argent mal acquis. A une soirée animée par le groupe Sweet Micky, on a pu croiser des personnalités connues qui ne semblaient nullement affectées par la crise socio-politique qui secoue notre pays. Au bar, on dépense sans compter et on se jette sur les bouteilles les plus chères : Henesy, Rémy Martin, Grand Marnier, etc… Il est difficile d’admettre que certains Haïtiens – ayant fait fortune sur le dos des finances publiques destinées aux besoins de la population – osent sabrer le champagne alors qu’à quelques lieux de là, leurs compatriotes n’ont rien à se mettre sous la dent.

Le clivage social en Haïti est devenu abyssal

En Haïti, la fracture sociale n’a jamais été aussi prononcée. C’est comme si deux mondes cohabitaient dans le même pays sans jamais se voir. D’un côté, on a les gens du “système” qui se cloitrent dans des résidences fermées à double tour. Ils habitent pour la plupart dans les quartiers huppés comme Laboule, Thomassin et Fermathe qui surplombent la capitale Port-au-Prince. Toujours cachées dans des voitures luxueuses, blindées et aux vitres fumées, les personnalités influentes du pays se font aujourd’hui discrètes dans les rues. Elles sont devenues ces derniers temps des cibles de choix pour les coupeurs de route qui n’ont plus rien à perdre et cherchent à se faire de l’argent facilement. C’est ce qui explique que beaucoup ont préféré mettre leur famille à l’abri à l’étranger en attendant que la situation se calme. Ceux qui en ont les moyens ont envoyé femmes et enfants s’installer aux États-Unis, au Canada ou en République Dominicaine. Les fins de semaines, ils sont nombreux à prendre l’avion pour rejoindre la petite famille et passer du bon temps avec elle.

De l’autre côté, on retrouve la grande majorité, celle des malfamés et des laissés-pour-compte. Ils vivent entassés dans des bidonvilles insalubres où les déchets ne sont plus ramassés depuis des lustres. La faim y côtoie les maladies, la misère crasse et la violence des gangs. Dans des quartiers comme Martissant, Cité soleil ou La Saline, on ne vit pas, on survit. Les jeunes n’ont plus aucune perspective d’avenir. Lundi ressemble à samedi et mercredi à dimanche. Ici, on n’en veut pas seulement à Jovenel Moïse, mais à tout l’écosystème pourri et corrompu qui l’a engendré. Pour eux, tout dirigeant haïtien aisé est d’abord et avant tout un voleur potentiel. Il a dû magouiller d’une manière ou d’une autre pour arriver là où il est. La fracture sociale est telle aujourd’hui que cela prendra plusieurs générations avant qu’une véritable relation de confiance ne soit établie entre ces deux univers parallèles.

Si les grosses fortunes n’ont pas quitté le pays malgré la situation sécuritaire critique, c’est qu’elles espèrent un rapide retour au calme. La grande majorité de l’élite soutient bien entendu Jovenel qui est issu du même milieu, celui des affaires (des affaires louches pour être plus précis). Les hommes d’influence en Haïti ont leur propre réseau qui constitue une sorte d’État dans l’État. Ils évoluent dans un microcosme totalement opaque dont ils sont les seuls à connaître les codes.

Le pouvoir en place assure qu’il veut lui aussi mettre fin au “système” et rebâtir notre nation. Les citoyens lui rappellent que le même discours a été tenu au lendemain du tremblement de terre de 2010, mais qu’ils continuent à vivre dans les décombres et la précarité presque une décennie plus tard. Le gouvernement haïtien a perdu toute crédibilité auprès de ses administrés. Nous assistons aujourd’hui à une réplique du séisme de 2010, mais populaire cette fois-ci, avec une intensité qui dépasse les limites de l’échelle de Richter.
Beaucoup de dirigeants haïtiens possèdent à l’étranger des biens qui se chiffrent en centaines de milliers de dollars, voire plus (appartements, villas, voitures de luxe). Or, leurs salaires officiels ne leur permettent même pas d’avoir 10% de tout cela. D’où vient donc tout cet argent ? Le comble est qu’ils se croient à l’abri des regards lorsqu’ils se trouvent hors d’Haïti, notamment en Floride. Ils ignorent qu’un escroc finit toujours par être démasqué, un peu comme le voleur du miel qui se lèche les doigts. Ce qui est encore plus affligeant, c’est que l’argent détourné n’est jamais réinvesti au pays. Cela aurait été un moindre mal si ces “patriotes”, comme ils aiment à se décrire, créaient des emplois en Haïti pour soulager quelques familles et faire tourner l’économie. C’est ça le drame de notre nation. Ce Thanksgiving a eu au moins le mérite de montrer le vrai visage d’une élite aussi méprisante que méprisable. Au final, tout ce que l’on peut dire, c’est que l’histoire retiendra… et jugera !
DF/LE FLORIDIEN, 30 Novembre 2019

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