Conduire en Haïti, une aventure au quotidien

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PORT-AU-PRINCE, Haïti — Trop, c’est trop! Les routes haïtiennes continuent de faire des dizaines de morts et de blessés chaque semaine sans que les autorités ne mesurent l’ampleur du problème. Les accidents de circulation sont devenus la première cause de mortalité dans le pays. En pleine saison estivale où beaucoup prennent la voiture pour partir en vacances, Le Floridien a décidé de mener son enquête pour connaître les raisons derrière ce désastre routier qui n’épargne pratiquement aucune famille haïtienne.

Une anarchie totale règne sur nos routes

Lorsque les touristes se rendent en Haïti pour la première fois, parmi les mises en garde qu’ils reçoivent du département des affaires étrangères de leur pays, figure en bonne place la dangerosité des routes haïtiennes. À peine débarqués de l’avion, ces mêmes visiteurs sont directement plongés dans le bain et se retrouvent confrontés à un spectacle auquel ils ne sont pas habitués. Les règles de la circulation semblent en effet très différentes de ce qui se fait ailleurs. Ici, ce n’est pas le Code de la route qu’il faut suivre, mais plutôt appliquer la loi du plus fort sur le plus faible, un peu comme dans la jungle. Les camions et les autocars dominent les voitures et les tap-tap, qui eux-mêmes tyrannisent les motos-taxis et les charrettes. Au bout de cette ‘chaine alimentaire’, on retrouve le pauvre piéton qui doit à chaque fois mettre sa vie en péril en tentant de traverser le moindre carrefour.

Si on prend l’exemple de la région métropolitaine de Port-au-Prince qui concentre la majorité des accidents de la circulation répertoriés dans le pays, on ne peut que constater l’anarchie dans laquelle évoluent les usagers de la route au quotidien. C’est tout simplement le Far West ! Les feux de signalisation sont mal entretenus et fonctionnent une fois sur deux, engendrant des embouteillages monstres et des accidents à profusion. Et que dire du manque de civisme des citoyens qui ne respectent même pas les règles les plus élémentaires. Il n’est pas rare de voir un conducteur crier sur un piéton qui ose lui ‘couper’ la route en traversant pourtant dans un passage clouté, ou un autre ‘oublier’ de marquer un arrêt au niveau du Stop sous prétexte qu’il est pressé et qu’il a d’autres chats à fouetter.

C’est malheureux, mais c’est ainsi. Les usagers de la route en Haïti manquent de repères et agissent n’importe comment. Ce qui explique le nombre ahurissant d’accidents qui font des dizaines de victimes chaque mois, sans compter les blessés dont beaucoup conservent des séquelles à vie. Notons aussi que la majorité des victimes sont jeunes puisque plus de 90% ont moins de 30 ans. Cela a immanquablement un impact social et économique très lourd sur le pays.

Qui est responsable de quoi ?

Le chaos qui règne sur nos routes a été amplifié ces dernières années par l’arrivée des motos-taxis qui sont venues compliquer un peu plus la donne. Ces derniers se croient tout permis et conduisent souvent de manière inconsciente en se faufilant dangereusement entre les voitures. De plus, il n’est pas rare de voir une moto-taxi embarquer 3, voire même 4 passagers, avec bagages s’il vous plait… et sans casques. Où sont les agents de la route censés verbaliser ce genre de dépassements ? Pourquoi continue-t-on de donner des licences à ces transporteurs tout en sachant pertinemment qu’ils mettent la vie des citoyens en danger ? Que fait le ministère des Transports ?

Les différents départements se renvoient la balle et personne ne veut endosser la responsabilité de ce désordre général. Car le chantier est énorme et bien malin est celui qui pourra dire par où il faudra commencer. Contacté par nos soins, le ministère des Travaux publics, Transports et Communications (TPTC) n’a pas daigné nous répondre malgré nos nombreuses sollicitations. Nous avons eu plus de chance avec la Direction Centrale de la Police Routière (DCPR) où un responsable a bien voulu nous éclairer, même s’il a tenu à s’exprimer en off, craignant peut-être des sanctions de ses supérieurs hiérarchiques. Selon lui, si la police routière est absente, c’est surtout dû au fait qu’elle est en sous-effectif. Il est en effet anormal qu’un pays de 12 millions d’habitants dispose de seulement 500 agents de la route. La DCPR manque clairement de moyens humains et matériels pour mener à bien sa mission. Et notre interlocuteur de renchérir : “Nos agents se retrouvent souvent au chômage technique faute de carburant dans les véhicules. Alors au lieu de patrouiller et verbaliser les contrevenants au Code de la route, on s’en tient à des tâches administratives derrière un bureau”. Pourtant, le mois de mars dernier, la DCPR a reçu 10 voitures flambant neuves, toutes équipées de radars pour flasher les excès de vitesse qui sont responsables d’un grand nombre d’accidents. Mais cela reste insuffisant pour combler un vide sidéral dans le domaine du contrôle routier.

Faire changer les comportements délinquants, cela passe aussi par l’éducation en amont. Il faut sensibiliser les conducteurs et leur rappeler leurs devoirs et leurs responsabilités. Et ce d’autant plus que beaucoup ont eu leur permis de conduire… sans même savoir comment passer les vitesses. En effet, ces derniers n’ont eu qu’à glisser quelques billets à la bonne personne au bon endroit pour avoir leur précieux sésame. L’apprentissage de la conduite, ils l’ont fait dans le tas, avec plusieurs frayeurs et quelques accidents au passage. La corruption qui gangrène notre pays n’a malheureusement pas épargné le secteur des transports. Et c’est aujourd’hui l’ensemble des usagers de la route qui en paient le prix.

“Le Bon Dieu me protège”

La semaine passée, soit entre le 5 et le 11 août, on a dénombré pas moins de 22 décès sur nos routes. C’est un chiffre énorme au vu du nombre de véhicules qui circulent dans le pays ! Personne n’est épargné par cette faucheuse qui emporte tout sur son passage. Et comme souvent, c’est toujours les mêmes causes qui sont évoquées : «les freins du camion ont lâché, le conducteur a perdu le contrôle de son véhicule, la voiture roulait trop vite…».

En plus de l’état déplorable de nos routes, du manque flagrant de signalisation et de l’absence de police routière, nous devons aussi traiter avec des véhicules hors d’âge qui circulent sans passer par des contrôles techniques rigoureux. Combien sont les camions qui roulent avec des pneus usés jusqu’à la corde et qui ne sont changés que lorsqu’ils éclatent. Ce sont là de vraies bombes ambulantes qui mettent en péril la vie d’innocents citoyens au quotidien. Et que dire des tap-tap, ces pickups colorés passe-partout qui semblent avoir des amortisseurs indestructibles tant on les voit toujours chargés à ras bord. En moyenne, un tap-tap standard embarque 14 passagers entassés à l’arrière, plus 2 devant. Mais il n’est pas rare de voir d’autres passagers s’accrocher sur les côtés, derrière, ou même s’asseoir au-dessus du véhicule. Vu le confort sommaire et la surcharge, lorsque le tap-tap roule sur un dos d’âne mal foutu, tous les passagers sautent à l’unisson comme dans un ballet de danse. Et ils sont 14 000 tap-tap à circuler ainsi dans tout le pays. La population est souvent obligée d’emprunter ce moyen de transport par manque d’alternatives.

Nous avons rencontré Bernard, conducteur de Tap-Tap depuis 8 ans. Le véhicule ne lui appartient pas, mais appartient à son patron. Lui, il est juste ‘’salarié-chauffeur’’ comme il aime à se décrire. Chaque matin, Bernard sort de sa maison la boule au ventre, ne sachant pas s’il va revenir chez lui vivant le soir. En cause, l’état déplorable de son pick-up où rien ne marche correctement. “Il n’y a pas une semaine qui passe sans que je rencontre un pépin. Je me suis plaint plusieurs fois à mon patron de l’état du véhicule, notamment au niveau des freins et des amortisseurs, mais il ne veut rien savoir. Il me répond toujours que si je ne suis pas content, je peux aller voir ailleurs, ce n’est pas les chauffeurs qui manquent”. Bernard a 6 bouches à nourrir et ne peut pas se permettre d’abandonner son poste sans avoir l’assurance de pouvoir trouver un autre travail ailleurs. En parlant d’assurance justement, celle du véhicule a expiré depuis 4 mois. Mais Bernard ne semble pas inquiet et nous divulgue son petit secret. Il sort alors une petite enveloppe avec des billets de 100 et 250 gourdes soigneusement rangés. “Souvent, les policiers se fâchent quand ils remarquent que mon assurance est périmée. Mais lorsqu’ils voient le visage d’Henri Christophe ou de Jean-Jacques Dessalines, ils retrouvent vite le sourire”. Notre conversation prend fin soudain, car le tap-tap de Bernard vient de faire le plein de clients pour son prochain voyage. Il essaie alors de démarrer le moteur qui doit tousser un bon moment avant de pouvoir s’enclencher.

Nous faisons remarquer à Bernard qu’il a oublié de mettre sa ceinture de sécurité. Tout sourire, il nous rétorque qu’il n’en a pas, mais qu’il a trouvé la parade pour régler le problème. Il sort alors une bible qu’il garde jalousement au-dessus de sa tête et nous lance cette dernière phrase en guise de conclusion : “Le Bon Dieu me protège”.

D. Ferdinand/LE FLORIDIEN, 15 AOÛT 2019

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