Enquête anti-corruption : réalité ou manœuvre politique ?

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L’annonce a fait l’effet d’une bombe. Déjà que les Haïtiens ne sont pas habitués à ce qu’on convoque un dirigeant de leur pays pour venir s’expliquer sur des soupçons de corruption, mais qu’une trentaine de hauts fonctionnaires, y compris d’anciens Présidents et Premiers ministres, soient ainsi assignés à comparaître d’un seul coup, par le même juge. C’est du jamais vu!

 

La corruption, ce mal dont on n’arrive pas à se défaire

 

La corruption est si profondément ancrée dans notre pays que tous ceux qui ont essayé de s’y attaquer y ont laissé leurs plumes. Les organisations internationales, les multinationales, la diaspora, les citoyens lambda et les investisseurs de tous horizons savent à quoi s’attendre lorsqu’ils s’approchent des sphères du pouvoir. Il faut montrer patte blanche pour décrocher un contrat, ouvrir une boutique ou tout simplement obtenir un quelconque certificat. Le témoignage d’un commerçant originaire du Proche-Orient est édifiant : ‘’Je suis arrivé ici avec mon capital pour ouvrir un commerce non loin de celui de mon cousin germain. Pendant 2 mois, j’ai fait des aller-retour incessants pour retirer ma patente… sans succès. La personne qui devait la signer était soit en congé, soit occupée, soit malade. J’ai alors remis une enveloppe à un facilitateur. Dès le lendemain, ma patente était prête”. Et notre commerçant de prévenir les futurs investisseurs comme lui qui veulent s’installer en Haïti. “C’est un combat à chaque étape du processus, à chaque administration, dans chaque bureau. Si tu n’as pas les nerfs solides, tu ne pourras pas tenir longtemps’’.

 

L’expérience de ce commerçant est typique des contraintes que doivent endurer les investisseurs, qu’ils soient locaux ou étrangers, pour espérer faire du business en Haïti. Et plus l’investissement est grand, plus il vous faut aller chercher un interlocuteur haut placé pour débloquer la situation. En Haïti, les voies du pouvoir sont impénétrables.

 

La corruption touche non seulement le secteur économique, mais l’ensemble de l’administration haïtienne. Vous êtes une ONG venue aider des orphelins? Ils vous font payer. Le Venezuela nous offre du pétrole presque à prix coûtant? Ils vont détourner. L’ONU lance un programme de distribution de fournitures scolaires aux enfants? Ils vont les revendre. Vous avez beau venir en Haïti avec les intentions les plus nobles du monde, les agents de l’administration ne vous lâcheront pas tant que vous n’aurez par lâché vous-même un pourcentage de votre capital.

 

Le système de corruption et de détournement ressemble de plus en plus à un énorme trou noir géant qui aspire tout sur son passage. Ce phénomène ne peut être combattu par la justice, car la justice elle-même en fait partie. Il faudrait plutôt prendre de la hauteur pour bien comprendre le problème, l’étudier de manière presque philosophique, avant de s’y attaquer, notamment par le biais de l’éducation. Car oui, disons-le franchement, éradiquer la corruption dans notre pays prendra au moins 2 générations. Les vieux politiciens véreux qui dirigent notre nation sont irrécupérables. Pour eux, corrompre et être corrompu est une nécessité vitale, aussi indispensable que l’oxygène pour respirer.

 

Des noms qui ne surprennent pas les Haïtiens

 

Lorsque le juge d’instruction a publié la liste des ‘’potentiels’’ suspects, cela a créé un émoi considérable. Il faut dire que la liste contient de belles prises : les anciens présidents Michel Martelly et Jocelerme Privert, les ex-Premiers ministres Laurent Lamothe, Jean-Michel Lapin, Evans Paul, Jacques Guy Lafonfant, Jean-Henry Céant, Jacques Édouart Alexis, Claude Joseph… une belle brochette qui a certainement des choses à dire.

 
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Claude Joseph a d’ailleurs été le premier à réagir publiquement, comme pour couper court à toute polémique. À sa sortie de l’audition avec le juge, l’ancien diplomate s’est exprimé dans un ton posé, pesant chacun de ses mots : « Je serai toujours prêt à répondre aux questions de la justice pour contribuer à l’enquête sur ce dossier » et d’ajouter : «Nul n’est au-dessus de la loi». Une belle parole, mais qui perd toute sa substance dans un pays où justement, la loi n’existe pas. Dans le royaume des aveugles, le borgne est roi. Claude Joseph sait pertinemment que lui et ses acolytes ne craignent rien. Alors, autant profiter de cette nouvelle tribune pour se refaire une virginité publique et se préparer aux prochaines et désormais hypothétiques échéances électorales.

 

Chacune des personnalités convoquées par le juge a réagi à sa manière à cette énième parodie judiciaire. Jean-Michel Lapin a nié toute implication, insistant sur le fait qu’il n’a pas encore été officiellement informé du mandat d’arrêt contre lui. Jocelerme Privert voit dans cette manœuvre du juge une attaque politicienne malveillante et irresponsable, pendant que l’ancien Premier ministre Jacques Édouard Alexis préfère lui ne pas prêter attention à ce cirque, boudant ostensiblement la convocation du juge Al Duniel.

 

D’ailleurs, qui est ce Al Duniel? D’où sort-il? Que cache le timing de ses convocations? Pourquoi viser ces 30 personnalités en particulier? Autant de questions qui méritent d’être posées, bien que la majorité des Haïtiens connaissent déjà la réponse. Il suffit de voir la façon dont les mandats ont été lancés pour comprendre l’amateurisme de notre justice. Les mandats sont en effet antidatés, et certaines personnes visées par l’enquête ont appris leur convocation… par la voie de la presse ou sur les réseaux sociaux. Pire, les noms ont fuité alors même que les mandats étaient encore dans les tiroirs du parquet de Port-au-Prince, preuve de l’intégrité et de l’indépendance de notre belle justice.

 

Il devient évident que tout ce cirque n’est qu’une tentative de purge maladroite pour préparer le terrain aux élections. Et vu le professionnalisme de nos politiciens dans la ruse et la fourberie, il ne serait pas étonnant que l’initiateur de ce plan tordu fasse lui-même partie des personnes convoquées. Comme pour dire : regardez, le juge a enquêté, il m’a auditionné, et il n’a rien trouvé. Je suis innocent, votez pour moi.

 

D’autres estiment qu’au contraire, toute cette grotesque comédie serait l’œuvre du clan Ariel Henry, qui tenterait, maladroitement, d’écarter les gros calibres pour s’assurer la voie royale lors de prochaines élections. Une hypothèse tout à fait plausible, d’autant plus que l’actuel Premier ministre, à la tête d’un pays ingouvernable et en chômage technique, dispose de beaucoup de temps libre pour monter toutes sortes de plans foireux contre ses ennemis politiques.

 

Le Centre National d’Équipement, un nid de corruption

 

Mais revenons un peu à notre cas du jour et analysons d’un peu plus près la science de la corruption qui caractérise nos chers politiciens, devenus de véritables savants de la discipline. Il est de notoriété que nos dirigeants cherchent surtout les administrations à gros budgets, et le CNE (Centre National d’Équipement) est un de leur terrain de jeu favori. Au point que le CNE pourrait aussi signifier Centre de Népotisme Élargi, tant ce département a été pillé méthodiquement et à tous les niveaux.

Cet organisme haïtien chargé de gérer des équipements lourds pour des projets tels que la construction de routes et le déblayage des débris est devenu le symbole de la corruption enracinée dans les institutions publiques d’Haïti. Le CNE, en raison de sa gestion des ressources et des projets d’infrastructure importants, représente une opportunité en or pour voler l’argent du contribuable. Les allégations de corruption liées au CNE impliquent des actes tels que le vol d’équipements, les malversations, les détournements de fonds, des emplois fantômes, autant de méfaits qui ont un impact direct et dévastateur sur le développement et le bien-être du pays.

 

D’ailleurs, la mal gouvernance ne se limite pas au seul domaine du Centre National d’Équipement (CNE), mais touche également d’autres départements de l’administration haïtienne, ainsi que des secteurs stratégiques. Par exemple, la coopération internationale, qui devrait contribuer au développement du pays, est souvent affectée par des actes de corruption. Les fonds destinés à des projets d’aide étrangère peuvent être détournés ou mal gérés, compromettant ainsi les efforts visant à améliorer les conditions de vie des Haïtiens.

 

Un autre exemple frappant est celui du secteur du transport maritime, notamment au port de Port-au-Prince. Les opérations portuaires, cruciales pour l’importation et l’exportation de marchandises, sont entravées par des actes de corruption. Des pots-de-vin et des paiements illicites sont souvent exigés pour accélérer les procédures de dédouanement. Et cela explique en partie pourquoi notre pays se retrouve avec autant d’armes à feu qui circulent et alimentent les gangs.

 

Personne ne doute que l’opération anti-corruption menée par le juge Al Duniel n’est qu’une opération marketing destinée au grand public. Les Haïtiens ne se font aucune illusion quant à l’issue de cette enquête. Par contre, ils sont sûrs d’une chose, c’est que l’ensemble de la classe politique est liée, directement ou indirectement, à la corruption. Vous ne pouvez pas nager pendant des années dans un marécage plein de boue, et espérer en ressortir propre. Sauf si vous êtes un magicien, comme notre cher juge Al Duniel.

 

Stéphane Boudin
Le Floridien, 15 janvier 2024

 

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